Hurlement strident dans la nuit. Nous sommes en octobre 1962 et l'Amérique a les yeux rivés au ciel, dans l'attente. La fin des temps n'a jamais semblé si proche et le monde retient son souffle. Mais lui se fiche bien de Cuba et de ses décisions politiques qui le dépassent. Il n'a qu'un objectif en tête et celui-ci n'a rien à voir avec la diplomatie internationale. Il file à travers les buissons, courant de toute la force de ses petites jambes, sans prêter attention aux ronces qui lui griffent les mollets et lui égratignent le visage. Les arbres de Lost Pine semblent vouloir se refermer sur lui et ça fait bien longtemps que Joshua a perdu Allan de vue. Au premier grondement qui avait fendu l'air, les deux petits garçons se sont enfuis en hurlant, perdant leurs traces respectives.
Il est perdu, il le sait. Et la chose qui le poursuit dans les ténèbres des bois finira bien par gagner du terrain. Il n'aurait jamais dû accepter de venir là. Tout ça pour un stupide défi. C'était un incontournable pour les gamins du coin, un rite de passage pour prouver que vous n'étiez pas un dégonflé. Une petite balade au crépuscule dans les bois. La plupart des mômes s'en sortait avec une grosse frayeur et se ramenait à l'école le lendemain matin, cachant ça sous des airs bravaches. Ca aurait dû être le cas pour Allan et lui. Ils s'étaient donné rendez-vous après l'école et sac sur l'épaule, ils avaient abandonné leurs vélos à l’orée des bois, bien décidés à montrer à tous qu'ils n'étaient pas des poules mouillées. Et puis la chose était arrivé. En vérité Joshua n'a pas vu grand chose, ou sa mémoire s'est chargé de brouiller les souvenirs. Mais l'ombre menaçante, beaucoup trop grande à ses yeux pour n'être qu'une simple bête sauvage s'était avancée en grognant. Ca se tenait sur ses pattes arrières. Comme un ours. Un ours avec des griffes de vingt centimètres. Après ça il n'était pas resté pour en voir plus, il avait pris ses jambes à son cou et s'était enfui en hurlant.
Ses parents en le voyant débouler dans la cuisine, se précipiteront vers lui, de l'effroi plein les yeux. Il faut dire qu'il n'a pas fière allure avec ses vêtements déchirés, ses bras pleins d'égratignure et ses joues mangées de larmes. Mais ils ne le croiront jamais vraiment. Il a dû rencontrer un ours, répondront-ils, que ça lui serve de leçon. Mais Joshua sait qu'il ne s'agit pas de ça. Lorsqu'il a atteint la route, poussant tant bien que mal son vélo vers l'asphalte, il s'est retourné brièvement et deux yeux luisant l'ont observé depuis la lisière des arbres, comme si la chose n'avait pas voulu s'aventurer hors des bois. Il sait ce qu'il a vu. Et le regard entendu que lui jettera Allan le lendemain lui confirmera la même chose. Ils ne parleront jamais plus de cette histoire, comme un accord tacite entre eux. Ils seront privés d'argent de poche six mois durant pour avoir causé à leur parent la frayeur de leur vie mais ça semble une punition bien douce comparé à la peur qu'ils s'étaient infligé eux-même.
*
Le conte avait pourtant bien commencé. Une enfance sans histoire dans un petit bourg perdu du Maine, au sein d'une famille de la classe moyenne où maman disait au revoir à papa sur le pas de la porte lorsqu'il s'en allait prendre son poste de cadre dans les assurances. Il se rappelle qu'elle lui préparait son petit déjeuner et son déjeuner avant de lui faire signe de la main lorsqu'il s'en allait pour l'école. Joshua gardait d'elle le souvenir d'une femme juste mais ferme. Il avait eut droit à une enfance heureuse mais transgresser les interdits se voyaient systématiquement récompensé d'une sanction. Et les années s'étaient déroulées, faites de jeux et de bêtises, de défi avec les copains et de genoux écorchés par de trop nombreuses chutes à vélo.
Cette soirée fatidique d'octobre avait marqué comme un hiatus dans sa vie. Un arrêt sur image où tout avait basculé. Et en même temps pas tant que ça. Il n'y avait pas eut de grand changement ni de révélations. Mais Joshua avait su. Et l'intérêt qu'avait éveillé cette drôle de rencontre n'était pas parvenu à disparaître vraiment, pas même au cours des années qui ont suivi. Même s'il avait fait mine de s'attacher à d'autres projets pour faire plaisir à ses parents, même s'il n'avait plus mentionné la bête aux griffes tranchantes qui hantait encore parfois ses nuits agitées.
Grandir, trouver une voie, faire quelque chose de sa vie. Des expressions d'adultes. Il avait fait semblant de s'y conformer. Les mômes du quartier si soudés avaient fini par grandir. Allan son ami d'enfance, Peter le benjamin de la bande, Annunziata, plus jeune dont la voix chantante lui rappelait des contrées bien lointaines. Pour un jeune homme aussi fantasque et rêveur, il révéla un potentiel qui les étonna tous et lui ouvrit les portes de l'université de Pennsylvanie pour un doctorat en paléobiologie. La petite bande d'ami s'était un peu étiolée après ça, chacun s'envolant dans des directions différentes. Joshua était promis à un avenir brillant. Mais une partie de lui n'avait jamais pu oublier cette soirée terrible. Et ses proches avaient appris à composer avec l'original de la bande qui meublait ses samedis à des recherches sans queue ni tête à propos de bêtes qui n'existaient pas. Il s'était même mis à écrire à ce sujet et certaines revues, contre toute attente, avaient publié ses travaux.
Et puis tout a fini par basculer. Son père est tombé malade et Joshua n'a pu se résoudre à rester si loin des siens, pas en entendant la note d'inquiétude dans la voix de sa mère, même si elle l'assurait du contraire. Il était rentré à Aster Cove, rangeant ses ambitions dans une boite et retournant à la réalité. Le gamin du coin était revenu à la ville qui l'avait vu naître, mais dans une tentative d'indépendance, avait trouvé son propre chez lui, un trois pièce sans prétention partagé, contre toute attente, avec la petite brunette de son adolescence. Annunziata. Un vieux souvenir qui le rendait presque un peu nostalgique, évoquant des années enfuies, des feu de camps au fond du jardin et des courses de vélo dans le champ du voisin. Un âge téméraire et insouciant où il avait coutume de sourire effrontément au danger, les mains enfoncées dans ses poches pleines de trésors qui ne valaient pas grand chose.
C'était arrivée deux ans auparavant. La brume, les disparitions. Et quelques fois, il s'était réveillé en sursaut, retenant un cri monté d'un cauchemar sans rime ni raison, peuplé de grognements et de griffes grattant contre le sol. Il s'était bien gardé d'en parler autour de lui, pas même pour répondre aux regards inquiets de sa mère ou aux questions de sa colocataire. Il avait appris à cacher ses cernes sous des sourires qui n'allumaient jamais vraiment le fond de son regard. Joshua n'avait rien dit, pas plus qu'il n'avait ouvert la bouche en apprenant le retour des disparus. Quelque chose s'éveillait en ville, quelque chose que les gens prenaient bien soin d'ignorer de crainte de lui donner une réalité bien tangible s'ils y croyaient un petit peu trop.
*
Alors Joshua se prépare. Il cherche, il étudie, il planifie. Et au cœur de la nuit, il tend l'oreille, attendant sans trop y croire qu'un souvenir vieux de presque quinze ans revienne frapper à sa porte.