Head full of sound {Théodange}

C’est le moment, Ange. C’est le moment. On a suffisamment attendu, toi et moi. Les coutures du soutien-gorge qui couinent tandis que les mouchoirs s’y enfoncent. La lame du rasoir qui n’oublie aucun bout de peau. Fond de teint qui coule sur le visage, le couvre, l'étouffe pour faire ressortir ce masque intérieur. Artifices qui suivent, couleurs poudreuses sur les yeux, sulfureuses sur les lèvres, intensité qui tire les cils vers le ciel. Mèches synthétiques qui épousent la forme de tes épaules. C’est le moment.

Théodore est là, assis à la même place, café froid, solitaire sur la soucoupe fissurée. Miettes de tartines grillées qui s’éparpillent sur le bois de la table. Le froissement des pages de journal, odeur singulière de l’encre sur le papier grisonnant. Les aiguilles de la pendule se perdent dans leurs courses contre le temps, laissent échapper ce petit bruit régulier, écho d’une attente interminable. La goutte indécise, effrayée par le vide qui s’offre à elle, du bout du robinet, poussée par une autre larme de tuyau. Vaisselle de la veille qui attends patiemment d’être nettoyée. Grésillement du petit réfrigérateur au coin de la pièce, maigre mais assez bien portant pour nourrir les deux bouches qui habitent cette bicoque. Le vent qui claque contre la fenêtre de la kitchenette, l’hiver arrive. C’est le moment.

Théodore est là, assis à la même place, avec son débardeur troué qu’il refuse de jeter. Cheveux ordonnés dans leurs désordre, plaqués en arrière, mèches qui retombent de temps à autre sur son front. Barbe qui épouse les contours de sa bouche sans trop s’étaler sur ses joues, couleurs du blé sec, grain de terre.  Les miettes s’écartent d’un mouvement de son pouce abîmé, sourcils froncés comme à son habitude, les pupilles qui dansent au rythme de sa lecture. Tu prends une grande inspiration. C’est le moment.


“Théo’, il faut qu’on parle.”


Vos matins étaient ponctués de silence, du bruit des tasses dans l’évier, du crépitement du pain perdu dans la poêle, des pages de journal qui s'enchaînent. Tu tires la chaise en face et pose une épaisse enveloppe sur la table. Tes yeux cherchent du soutien dans les siens, ta lèvre inférieur tremble, tes mains se rassurent entre elles dans des mouvements désordonnés. C’est le moment.


“J’ai pris rendez-vous chez un médecin “particulier” de la ville voisine. Je … vais commencer le traitement hormonale. J’ai les économies suffisantes, tu n’auras pas à débourser un cent, il me faut juste la présence d’un adulte. J’ai besoin que tu m’accompagnes, cet après-midi. C’est important.”


Tu déglutis. Tes ongles tapotent nerveusement sur l’enveloppe, ton coeur cogne avec violence contre ta cage thoracique. Vous ne parliez pas vraiment de ce genre de choses, lui et toi, mais tu avais besoin qu’il te soutienne, aujourd’hui. C’est le moment.

Dès que ses yeux se sont ouverts, Théodore s'est extirpé de son lit, car tout se joue dans les premières secondes, surtout en hiver. S'il végète à peine trop longtemps, c'en est fini de lui. Il doit être réactif dès les premiers moments d'éveil, sous peine de dormir toute la matinée. Les yeux à moitié ouverts, il s'est dirigé vers les toilettes pour se vider la vessie sans prendre la peine de baisser la cuvette ensuite. Ange gueulerait peut-être mais ça ne lui traverse pas l'esprit pour le moment. Si son corps est debout, son esprit, lui, est encore embrumé. Bien ancré dans ses habitudes, il descend ensuite pour sortir par la porte d'entrée, s'allumant une clope dans l'allée. Il ouvre la boîte aux lettres, prend le courrier et le journal puis retourne à l'intérieur. Le froid mordant de l'hiver a chassé le plus grand de la fatigue mais il lui manque un café pour sortir complètement de sa léthargie.

Il se fait couler le breuvage du salut, noir et serré comme à son habitude, et se prépare quelques tartines. Il écrase son mégot dans un cendrier posé sur le rebord de la fenêtre de la cuisine. Enfin, il s'installe dans un soupir pour lire le journal et prendre son petit-déjeuner. Il profite d'un peu de calme avant que la journée ne débute pour de bon. Les nouvelles ne sont pas forcément bonnes, mais c'est ainsi que va le monde. Un peu plus tard, Ange apparaît dans la cuisine, mais Théodore ne lui accorde pas forcément d'attention. Elle sait qu'il faut le laisser émerger, et vice-versa. Il n'est pas du genre à avoir de la conversation, mais le matin c'est encore pire, essayer de lui parler relève de la mission suicide. Pourtant ce jour-là, la gamine brave tous les dangers et sa voix s'élève dans la cuisine.

Il faut qu'on parle, qu'elle dit. Théo répond par un grognement inintelligible. Cette phrase, elle n'annonce jamais rien de bon. Ca ne peut pas attendre un autre moment que le matin? Elle va sûrement lui demander de l'argent ou lui dire qu'elle avait accroché le pick-up. Il soupire, ferme le papier et le replie sans vraiment faire d'effort pour atténuer les bruits de froissements. Il fronce les sourcils en l'écoutant.

« Pourquoi tu ... Un traitement? Mais t'es pas malade, si? Enfin, ça coûte pas mal d'argent ça non? Tu voudrais pas le garder pour aut'chose? Chais pas, une voiture ou quoi? En plus j'bosse aujourd'hui Ange, y aurait fallu me le dire avant. »

Il se racle la gorge, sa voix encore rocailleuse du matin. Il ne comprend pas trop ses lubies, à Ange. Déjà, ça lui a pris un moment pour ne plus l'appeler Isaac, mais là il ne sait même pas en quoi ça consiste, ces hormones. Il faut dire qu'il ne cherche pas trop à comprendre. Il tolère, c'est tout, surtout à cause de l'argent que son frère lui envoie.

« Il est au courant, ton père? »

Ange, je te présente ton oncle Théodore. Le premier regard qu’il nous a lancé, il restait ancré quelque part, dans un recoin de ta tête, à tourner en boucle comme une comptine pour enfant. Son regard, tu l’avais décomposer tant de fois. La couleur brute de ses prunelles qui glissait dans un tourbillon de désinvolture, nuance taillée dans la pierre, éclat d’une colère naturelle contre le monde entier. L’iris qui s’élargit quand les vapeurs de tabac sont trop fortes ou quand il écoute les Ramones. Rétine luisante, forteresse invisible qui dissimulent ses pensées les plus secrètes. Ses billes oculaires qui ne cessaient de t’analyser comme la nouveauté loufoque que tu étais pour cette ville, avec la neutralité d’un juge impétueux. Théodore, c’était un mystère, autant que toi pour lui.

Le refus imminent t’agrippe à la gorge comme une corde rêche. Et les mots se succèdent tandis que la pression se resserre autour de ton cou, tu sens ton corps se surélever tandis que tes pieds quittent le sol, la cuisine désordonnée est si loin dans ton esprit mais la flamme discrète qui émane de ton coeur te ronge. Encore. Et encore. Jusqu’à devenir un magnifique incendie. La chaleur du chaos sentimental colore tes joues, tu fronces les sourcils.


“Oui, je suis malade. Malade de vivre dans ce putain de corps qui ne me convient pas. Oui, ça coûte de l’argent, argent que j’économise depuis que j’ai onze ans parce que OUI, j’y pense depuis cet âge là et je n’ai toujours pas changé d’avis parce que c’est ce que JE VEUX, c’est que ce JE SUIS. J’veux pas de voiture, je veux un VAGIN. C’est plus clair, comme ça ou je dois le dire en français aussi ? UN VAGIN. J’ai juste besoin que tu fasses acte de présence, putain ! T’auras qu’à poser ton cul sur une chaise pendant un quart d’heure et c’est fini ! C’est le dernier, l’ultime service que je te demande. S'il te plait.”


La colère, elle a caressé ta langue avec envie, a déballé cette frustration que tu te trimbales depuis tant d’années, celle qui grandit un peu plus chaque jour, qui creuse tes organes avec minuties jusqu’à ce que tu te sentes complètement vide. Et la pression est différente quand il parle d’Hugo, mon père.


“Il sait que c’est pas un jeu. Il sait que je compte le faire de toute manière. Puis si vraiment il a quelque chose à redire, qu’il prenne l’avion pour venir ici m’en empêcher.”


Le regard de Théodore, t’osais pas l’affronter quand il parlait de Papa. Il savait, pourtant, il le savait, que c’était pas un sujet à aborder. C’est bien pour ça qu’il le faisait, sans doutes.

En mentionnant son frère, Théodore avait voulu botter en touche. S'extirper de ce sujet dont il n'avait jamais eu envie de parler, surtout pas si tôt le matin. Ange avait vraiment choisi le pire moment. De l'autre bout de la pièce, il pouvait déjà sentir le sang bouillonner chez sa nièce, et il comprit qu'il avait commis une erreur. Allait-il la rectifier? Absolument pas. Si les Matthieu avaient bien un défaut, c'était celui là. Une fierté sans nom qui les empêchaient de prononcer des mots aussi simples que "Je suis désolé". Théodore n'a jamais su les balbutier, même devant sa mère alors qu'il venait d'être jeté derrière les barreaux, même au tribunal devant la femme qu'il a agressée dans son désespoir pour quelques malheureux billets.

Il laissa Ange vider son sac dans le halo faiblard de l'ampoule pendue au plafond de la cuisine. Chaque haussement de voix était aussi irritant que des ongles crissant sur un tableau. L'agacement montait en flèche chez l'ancien prisonnier. La capacité d'Ange de tout ramener à elle l'énerverait toujours. Ses traits se durcissaient, encore et encore. Il ne la lâchait pas des yeux, mais aucun mot ne sortait de ses lèvres.

« Déjà tu vas me parler autrement. » gronda-t-il après la tirade d'Ange. Il n'acceptait pas l'irrespect venant de la gamine. Elle se prenait pour qui, au juste? Elle croyait vraiment que lui parler ainsi allait l'inciter à l'accompagner? « Je suis pas ton chien. Si tu crois que t'as toute la misère du monde sur les épaules, t'as jamais été si loin du compte. Y a qu'à traverser la rue pour voir les voisins qui ont perdu leurs gosses, leur femme, leur famille. Alors viens pas me faire ton petit numéro de gamine malheureuse parce que j'ai d'autres chats à fouetter. » Il se leva, saisit sa tasse dans un geste un peu brusque et s'approcha de l'évier pour l'y jeter. Il posa ses mains sur le rebord et fixa le paysage fixé dans le froid, à l'extérieur. Puis il soupira et se tourna vers elle. « Mais tu sais quoi, si ça peut me permettre d'avoir un peu la paix, je veux bien t'emmener. Mais si ça dure trop longtemps j'hésiterai pas à me casser. Je perdrai pas mon boulot pour ces conneries. Je vais me préparer, je reviens. T'es prête à partir au moins? »

Il sortit de la cuisine pour monter dans sa chambre. Il attrapa dans son armoire les premiers habits qui lui tombaient sous la main. Un pull beige sur un vieux t-shirt et le tour était joué. Il redescendit vers l'entrée où se trouvaient ses bottes de travail qu'il enfila d'un geste automatique. Il se glissa dans sa veste en peau de mouton retournée, et attrapa ses clés. « Ange, on y va. Me laisse pas le temps de changer d'avis. » appela-t-il, déjà las avant même d'être parti.

Entre Théodore et toi, y’avait toujours eut cet espèce d’électricité discrète qui rasait les murs. Papa te le disait souvent. “J’ai toujours cru que tu me ressemblais. Mais plus tu grandis, plus ton attitude ressemble à celle de mes frères.”. Puis il laissait un silence saisir les bourdonnements du combiné, et tu pouvais presque sentir le souffle douloureux d’un petit frère qui n’avait jamais su choisir son modèle. Toi, Ange, tu n’avais pas besoin d’admirer quelqu’un. Tu étais ta propre inspiration. Tu es mon inspiration.

La voix rugueuse de ton oncle rafraîchit l’air. Il invoquait la carte des disparus, c’était tellement minable. C’était bien beau, de pleurer les absents, quand les présents faisaient tout pour survivre. Serrer les dents, fermer les yeux, retenir les larmes, ne pas crier, jamais, subir l’humiliation, la honte, le dégoût, cacher les blessures, paraître forte sans forcément l’être, ne jamais rien laisser passer, être parfaite, toujours, vivre, survivre. Mais pour lui, tu n’étais qu’un gamin qui faisait un caprice. Un enfant bourré d’orgueil, jamais satisfait de sa condition, qui se laisse emporter par ses émotions au premier coup de vent. Mais Hugo avait raison. Tu devais tenir ça de ton oncle.

Alors tu ne dis plus rien et qui te connaît bien sait que ce n’est jamais bon signe, quand tu t’arrêtes de parler. Tu restes silencieuse, à le regarder avec tes grands yeux vides, comme si sa silhouette se décomposait devant toi. Tu lui arrache cette barbe hideuse, poil par poil, fait fondre sa peau pour déchiqueter ses muscles à coups de fourchette, ses cheveux meurent sous ses cris d’horreur, ses os percent cette armure d’organes exposées pour faire couler le sang dans toute la pièce. Et finalement, le massacre se termine quand sa décision change.

Et d’un coup, il devient le plus charmant des jeunes hommes, le sacré sauveur dont le halo doré entoure la silhouette divine. Ces quelques mots, bien que gluants d’une défaite amère, sont les plus doux qu’il ne t’ait jamais dit. Alors tu bondis de ta chaise avec tant d’empressement qu’elle en tremble encore lorsque que tu viens prendre Théodore dans tes petits bras fragiles. “Merci, merci, merci ! J’en ai pour cinq minutes !”. Et elle disparaît en emportant l’enveloppe laissée sur la table.

Alors que Théodore peste encore un peu -c’est comme ça qu’il exprime son amour, tu en es persuadée-, tu laisses ta voix particulière résonner dans le couloir. “J’arrive, je suis là !”. Son short et ton petit haut préféré, à peine caché par cette veste donnée par Monsieur Caldwell il y a quelques années, tu gardes tes mains clouées à ton sac, la mine figée. Ton visage se confondait sous cette couche de paillette heureuse et la pâleur d’une inquiétude profonde. Mais tout va bien. Parce que c’est le moment.

Les tentatives de culpabilisation de Théodore te sont indifférentes. Rien ne pourra te contrarier aujourd’hui, pas même la mauvaise foi de ton oncle grognon. Tu t’installes rapidement dans le pick-up, la ceinture bien serrée contre ce petit corps fébrile qui ne tardera pas à changer. Et plus la distance se réduit entre le présent et ce futur tant désiré, plus la peur gagne tes tripes. Les paroles de ton tuteur se perdent entre tes pensées hurlantes. Et si tu n’avais pas les moyens ? Et si ça ne fonctionnait pas ? Et si le médecin n’était pas compétent ? Et si, et si, et si. Beaucoup d’interrogations, d’angoisses qui font trembler tes doigts contre le sac posé sur tes genoux.

“Dis, Théo.”. Ta voix brise ce silence parsemé des grondements de moteur étouffés, tes yeux traversent la vitre crasseuse qui te sépare des ruelles d’Aster Cove. “Ça t’est déjà arrivé d’avoir peur de réaliser tes objectifs ?”. Tu sais pas vraiment pourquoi tu te risques à lui parler de ça. Après tout, quand bien même la cohabitation était devenue “supportable”, vous n’aviez jamais vraiment eu de liens, lui et toi. Tu en venais même à te demander comment ton père, craintif et influençable, pouvait faire partie de la même famille que ce taulard bourru et ronchon. “Ouais, non, oublie.”

Ton coude s’appuie contre la portière du pick-up alors qu’un soupire traverse tes lèvres. Alors que la sortie de la ville se dessine devant vous, tu indiques la direction de la ville voisine avant de retomber dans ton mutisme. C’était rare, que tu ne combles pas le vide conversationnel avec des tirades infinies. Tu pouvais parler de tout, tant que ça ennuyait le grizzly au volant. Mais le trajet est plutôt silencieux, pour le moment, tu sembles presque éteinte par tes propres pensées.


“J’peux avoir une cigarette ?”


Ton timbre de voix a rarement été aussi désabusée, Ange. Détends-toi.