« Dis, ça fait quoi de mourir ?
- Je ne sais pas...Je ne m'en souviens pas. »
Mais pour être parfaitement honnête, il faut revenir aux origines de cette histoire. Celle qui parle d'une petite fille du Maine qui avait tout pour réussir et d'une famille modèle qui aurait pu servir d'illustration à n'importe quelle campagne de promotion des bonnes valeurs américaines. Celle vivant à la belle époque du Maccarthysme, bien calfeutrée chez elle à l'abri de la grande peur rouge. Mais Mallory ne se rappelle pas de tout ça, elle garde juste le souvenir confus de son père, comptable dans l'entreprise familiale de pêche et de sa mère, femme au foyer modèle. Cela fait longtemps qu'Isaiah Page a délaissé les chalutiers pour s'enterrer dans les chiffres mais la petite fille a passé la majeur partie de son enfance dans les pattes de son oncle. Emmitouflée dans un ciré d'adulte, pataugeant dans des bottes trop grandes pour elle, elle passa plus de temps au port qu'à la maison. Et sa mère a bien fini par la laisser voguer à sa guise, sentant que sa vie ne serait jamais celle d'une petite fille modèle comme celle qu'on pouvait trouver dans les magazines de décoration d'intérieur.
C'est auprès de son oncle que la jeune fille a appris à naviguer. Mais elle rêvait d'autre chose, d'un destin loin des bateaux de pêche et de l'entreprise familiale. L'adolescence et l'âge adulte ne seront jamais venu à bout de cette lubie d'adulte et c'est peut-être ce besoin d'inconnu et d'aventure qui l'a poussée à intégrer le centre de formation des garde-côtes. Un changement de vie pour une jeune fille à peine majeur qui débarqua sans crier gare dans le New Jersey. Un parcours loin d'être une partie de plaisir pour la jeune femme qui dû affronter des mentalités encore rétrogrades qui trouvaient qu'une femme n'avait pas sa place dans cette unité. Mais la passion et l'obstination ont fait ses preuves et elle ne s'est pas laissé démonter, ni par les réflexions déplacées, ni par les attitudes paternalistes.
Comment raconte-t-on dix années de vie ? Elle a pourtant l'impression qu'elles sont passées en un clin d'oeil. Hier encore elle enfilait l'uniforme pour la première fois. Mais les souvenirs sont flous et Mallory ne se rappelle de sa première mission que comme d'un maelström d'images et de sensations, celle de la mer agitée qui fait tanguer le bateau, des embruns et de la pluie lui fouettant le visage et de l'horizon obscurcit par le ciel chargé, éclairé par les flash épileptiques des feux de détresse. Un flamboiement écarlate dans le ciel, une fusée déchirant les ténèbres de la nuit au loin. Et continuer toujours, malgré la tempête et le vent, parce quelqu'un là bas a besoin de votre aide.
Elle a des dizaines de souvenirs de ce genre en mémoire, certains plus vivaces que d'autres. Et puis le dernier, celui qu'elle fait de son mieux pour oublier mais qui est gravé dans sa mémoire. Au début le décor est le même. Paysage de mer grise déchaînée, d'un ciel d'orage prêt à vous tomber sur la tête et du grondement du tonnerre au loin. Prendre la mer, sentir le pont du bateau instable sous ses pieds et les cris des naufragés tentant de couvrir celui du tumulte. Le bruit d'une sangle qui craque et puis plus rien. Silence.
Ce qui s'est passé, Mallory ne le sait que parce qu'elle a lu le rapport. La courroie de son harnais s'est brisée net et Mallory a été entraînée par la houle avec pour dernier souvenir une main se tendant vers elle dans un hurlement. La suite n'est que ténèbres. Se sentir entraînée de plus en plus loin, le vacarme se taisant enfin. C'est presque reposant, il suffit de se laisser tomber au fond de l'eau. Au dessus de sa tête, un point lumineux qui s'éloigne inexorablement. Est-ce un spot ou autre chose ? Sous ses pieds, les ténèbres qui se rapprochent de plus en plus. Et Mallory épuisée se laisse partir. C'est donc ça mourir ? C'est presque facile.
Revenir lui aura fait l'effet d'une claque en plein visage. C'est brutal, douloureux et très bruyant. Elle a le sentiment qu'on vient de la saisir et que son corps malmené est arraché à la quiétude des profondeurs. Elle se sent ballottée comme une poupée de chiffon et elle n'aime pas ça. Un choc violent, une fois, deux fois, la sensation qu'une pluie de feu explose dans sa poitrine. C'est effrayant presque. Et lorsque Mallory ouvre les yeux pour la première fois, c'est sur le plafond blafard d'une chambre d'hôpital où on lui annonce qu'elle est en vie. Félicitation mademoiselle Page, vous êtes une miraculée. Et après ça. Rideau.
*
Un murmure dans les ténèbres. Un souffle infime par dessus son épaule, comme si quelqu'un lui parlait à l'oreille. Mais Mallory ne comprend pas, aveugle et sourde. C'est comme se sentir prisonnière du noir sans trouver de porte de sortie. Quelque chose rôde autour comme une présence qui l'observe, attendant son heure. Inutile de chercher à s'enfuir, il n'y aura nul part où aller dans ce néant immatériel. Est-ce donc ça ? Elle n'est jamais ressortie de l'eau, ces longs mois de convalescence n'auront été qu'un songe. Elle n'a pas survécu et tout ce qui lui revient en mémoire n'est que le fruit de son cerveau moribond. Une hallucination. La vérité c'est qu'elle ne reviendra pas. Une main s'approche, des doigts glacés lui effleure la joue et un souffle lui chatouille le visage. Ce n'est pas ami, ça veut l'entraîner loin. Et Mallory a beau tenter de se défaire de sa poigne, elle est prise au piège, tétanisée. Des doigts griffus se saisissent d'elle et elle se sent attirée, ses lèvres s'entrouvrant sur un hurlement silencieux.
Le bruit de la porcelaine cassée la tire de son sommeil et elle ouvre brutalement les yeux, haletante. Les ténèbres sont maintenant brisées par l'ombre de la lune qui filtre entre les voilage. Sa chambre de jeune fille, le lit blanc de son adolescence, les draps défaits et sa lampe de chevet qui gît, fracassée au sol. La porte de sa chambre s'entrouvre et sa mère apparaît dans l’entrebâillement, faiblement éclairée par une veilleuse dans le couloir.
« Mallory, tout va bien ?
- Oui, chuchote-t-elle, j'ai du bouger. »
La vérité c'est qu'elle ment et que sa mère le sait. A la vue du dilemme clairement marqué sur ses traits, Mallory ne peut s'empêcher de culpabiliser. Ses parents l'aiment tant. Ils se sont beaucoup inquiétés depuis son accident et maintenant qu'elle est rentrée à la maison de son enfance, ils sont aux petits soins. Mais quelque chose la retient. La jeune femme ne parvient pas à dépasser cette drôle de distance qui s'est établie entre elle et sa mère. Elle est pleine de bonnes intentions et elle voudrait que ça soit différent mais elle n'y parvient pas. Et alors qu'elle s'éloigne dans le couloir, les traits de la jeune femme se tordent dans une expression douloureuse et ses mains se crispent sur les couvertures, comme pour la retenir.
« Maman. » laisse-t-elle échapper d'une voix tremblante
Petite grimace attendrie de la part de sa mère. Ces moments de sincérité sont devenus rares. Elle vient s'asseoir au bord du lit et l'attire à elle d'un bras. L'espace d'une seconde, la tête contre son épaule, Mallory a de nouveau six ans. Elle ferme les yeux et oublie que les choses ont bien changé depuis l'époque où elle pouvait profiter sans retenu de l'affection de sa mère. Demain est un autre jour et il sera bien temps de se poser des questions. Pour ce soir elle ignorera les rêves qui se multiplient et cette étrange présence qui semble lui coller à la peau, la poursuivant où qu'elle aille. Pour ce soir, Mallory est bien de retour parmi les vivants.