Heroes and villains | Libre

J’avais toujours aimé le mois de juillet. La chaleur du soleil qui réchauffe une peau qu’il est autorisé d’exposer. Les collants relégués au placard et les tissus plus légers. Un peu comme la robe que je portais ce jour-là. J’avais abandonné le dress code bleu habituel de la Triade pour une robe d’un rouge carmin, un peu plus courte que ce que la norme considérait respectable. Mais elle m’avait plu tout de suite alors je m’étais dit ‘pourquoi pas ?’. Pour une fois, pas de rouge à lèvres mais simplement du mascara sur mes yeux de façon à allonger mes cils. Même la poudre s’était faite plus légère sur mon visage laissant apercevoir les quelques taches de rousseur que les rayons du soleil avait fait apparaitre sur mon nez. Je n’avais pas eu le temps de boucler mes cheveux comme à mon habitude avant de partir aussi les avais je laissé lisses et détachés. J’avais attrapé mon sac à main et enfilé une paire d’escarpins blancs à petits talons avant de claquer une bise sur la joue de Maman et de T.J. avant de partir. Ce dernier n’avait d’ailleurs pas manqué de protester, affirmant qu’il était trop grand pour ça à présent.

J’avais toujours un petit pincement au cœur en le voyant de plus en plus prêt de devenir un homme. Il avait toujours été mon petit bébé, mon pilier aussi. Sans lui, j’aurais sans doute pu me noyer dans ma peine mais c’était ses petits yeux pleins d’espoir et d’amour qui m’avaient donné la force de ne jamais lâcher prise. C’était d’ailleurs pour lui que je quittais la maison ce matin-là. D’ici quelques jours, il fêterait son quinzième anniversaire et j’étais bien décidée à le gâter. En plus du traditionnel gâteau au trois chocolats fait maison auquel il avait le droit chaque année depuis que j’avais appris à me servir d’un four, cette année, je comptais lui offrir ce qu’il chérissait le plus au monde : des comics. Je savais que je ne risquais pas grande chose, cela faisait maintenant deux mois qu’il était privé d’argent de poche pour avoir fait exploser une partie du matériel de chimie et engluer son professeur à sa chaise. Maman n’avait pas du tout apprécié. Toujours est-il que je l’avais entendu se plaindre d’avoir utilisé toutes ses économies et ne pas pouvoir acheter les dernières aventures de ses héros favoris.

Encore aujourd’hui et malgré son âge avancé, il lui arrivait de venir se pelotonner contre moi tout en lisant ses comics alors que j’étais moi-même en train de lire un roman pour l’école. Bien souvent, je délaissais ma propre lecture pour lire par-dessus son épaule. Ainsi, par la force des choses (et peut être un peu par goût même si je n’oserai sans doute pas me l’avouer) j’étais plutôt au fait de l’évolution du petit monde développé par Marvel – car c’était là les comics que T.J affectionnait particulièrement.

Pourtant, je n’avais jamais mis les pieds dans la boutique dans laquelle je me trouvais actuellement. Spécialisés dans les comics, il semblerait que je détonnais un peu dans le paysage aux vus des regards curieux que je sentais peser sur moi. Faisant comme si de rien n’était, j’entreprenais ma chasse aux trésors, bien décidée à ramener ses précieux à mon frère.

Je n’eus pas vraiment de mal à trouver le #308 de Captain America qui n’attendait que moi sur un présentoir. Il me fallut fouiller à peine un peu plus pour débusquer le Iron Man #197 ainsi que le New Mutants #30. Et un adolescent rougissant à peine plus âgé que T.J. me tendis également un exemplaire du numéro 196 de Uncanny X-Men.

C’est alors que j’aperçu le Graal. Cela faisait des semaines que T.J. trépignait d’impatience et rêvait de mettre la main sur cette série en édition limitée qui devait sortir dans les prochains jours. Apparemment, je tombais bien car le titre Secret Wars II était bien en face de moi. Alors que je me saisissais du comics, une autre main se referma sur le précieux sésame. Décidemment, c’était comme les soldes chez Macy’s. Je relevais alors les yeux pour découvrir avec qui j’allais devoir lutter pour le bonheur de mon petit frère.

J’étais prête à me battre pour le bonheur de mon petit frère et à défendre bec et ongles son cadeau. C’est donc légèrement irritée que je levais les yeux vers l’importun… Avant de les écarquiller de surprise. Ma bouche c’était entrouverte en un « oh ! » circonspect. C’était bien la première fois que je me retrouvais aussi proche de celui qui faisait battre mon cœur depuis tant d’années. Je dus faire appel à tout mon self control pour ne pas me transformer en écrevisse et m’enfuir en courant. C’est la perspective du sourire de T.J. en découvrant ce comic qui me permit de soutenir le regard de Kenny Holland. Ces yeux noisette dans lesquels je pourrais me perdre si je n’y prenais pas garde. Ma surprise alla croissante lorsqu’il prononça mon prénom. Je n’aurais jamais cru qu’il le connaisse. Même de façon hésitante. C’était un peu effrayant de me retrouver finalement seule face à lui. De confronter la réalité à mes fantaisies adolescente. J’avais un peu peur que la chute soit brutale. Etais-je vraiment prête à avoir une vraie conversation avec mon coup de cœur ? De toute façon, si je ne voulais pas passer pour une parfaite idiote, je n’avais pas le choix. Sans pour autant lâcher le comic, je lui adressais un sourire timide.

« C’est bien ça. Scarlett King. »

Je ne lui demandais pas son nom car c’était bien inutile. Comment aurais-je pu l’ignorer ? C’était la première fois qu’on se retrouvait ensemble dans une situation à peu près normale. Pas de sinistre forêt, pas de découverte d’anciens secrets. Juste l’environnement rassurant, la bulle hors du temps qu’offrait ce magasin de comics. J’aurais sans doute dû en passer la porte avant mais, fouiner parmi les numéros c’était le grand plaisir de T.J. Son moment. Moi ce que j’aimais c’était quand il venait se pelotonner contre moi pour qu’on lise ensemble les numéros qu’il avait déniché. Et surtout, j’adorais que malgré le fait qu’il grandisse, il n’ait pas abandonné ce petit rituel. En tout cas, à voir la façon dont Kenny me détaillait – de même que la plupart des occupants des lieux – je devais franchement détonner. La remarque suivante du beau brun ne fit que confirmer mon impression. Alors que son regard se reportait sur le comic, je raffermis ma prise, bien décidée à ne rien lâcher.

« C'est si bizarre que ça ? »

Je penchais légèrement la tête sur le côté. Je savais bien que pour la plupart des gens je n’étais qu’un physique. Une image lisse et parfaitement insipide. Une reine de beauté qui ne pense qu’aux chaussures et au maquillage. Oh, bien sûr j’y pensais. Mais je n’étais pas que ça. Et j’avais envie de le lui prouver. J’avais survécu deux fois à l’Enfer et depuis Lost Pine, j’avais l’impression qu’on m’avait insufflé un peu de courage. Juste assez pour avoir enfin une vraie discussion avec le jeune homme qui me faisait face.

« Mon petit frère adore les comics. Quand il était petit, il venait toujours lire dans mon lit. J’ai fini par les lire par-dessus son épaule. C’est comme ça qu’il m’a converti aux Marvel. Mais j’avoue, c’est la première fois que je viens en acheter. »

Je revivais de nombreuses soirées à dévorer les aventures de divers superhéros, à théoriser sur ce qui se passerait ensuite, à se disputer gentiment sur qui était le meilleur superhéro. Ça me plaisait de partager un peu son univers. Et puis, se réfugier dans un monde ou le bien finissait par vaincre le mal, ça me plaisait. Mon regard se reporta vers le comic toujours dans ma main, comme un fil conducteur entre Kenny et moi.

« C’est bientôt l’anniversaire de T.J. Il est privé d’argent de poche depuis deux mois. Il est au bord de la crise de manque alors je veux lui faire une surprise. Il l’attendait avec impatience ce volume. »

Je n’aurais jamais cru que j’arriverai à aligner autant de phrase sans bafouiller. Mais il faut dire que T.J. était mon sujet de conversation préféré. Et je voulais bien faire comprendre à Kenny que je ne cèderai pas. Pourtant, à en juger par la convoitise qui avait brillé un peu plus tôt dans son regard, il n’était pas prêt à céder lui non plus.

J'aimais le son de son rire. Un rire sincère qui illuminait tout son visage. Lors de nos dernières rencontres, le rire n'avait pas été de la partie. D'ailleurs, je me rendais soudain compte qu'avec simplement le comic entre nous, je n'avais jamais été aussi proche de l'objet de mon affection. Ce constat fit, comme à l'accoutumée rougir légèrement mes joues.

Mon regard parcouru rapidement l'assemblée, rencontrant des paires yeux cachées derrière des doubles foyers qui se détournèrent bien vite et le dos d'enfants captivés par les merveilles dont recelait la boutique. Je fixais de nouveau mon attention sur Kenny, le rejoignant dans son hilarité, bien que mon rire à moi fut bien plus discret.

« Bon d'accord, peut être que je détonne un peu. »

Je me sentais un peu plus en confiance et capable d'avoir une discussion avec lui. Cela aurait été inimaginable quelques temps plus tôt. Tandis que je parlais de mon petit frère, mon visage s'était animé. J'étais ce genre de sœur, presque maman poule pour qui les succès de son cadet était aussi les siens. Je savais aussi que je le gâtais beaucoup trop mais j'étais comme ça avec les gens que j'aimais. Je les plaçais bien avant moi.

Sa petite remarque sur ce que j'avais fait à Lost Pine aurait pu plomber l'ambiance mais, étrangement, ce ne fut pas le cas. En fait, cela me fit même sourire bien que son clin d'oeil échauffa à nouveau un peu mes joues. Je leur en voulais à ces traîtresses.

« Si c'était le cas, j'aurais sans doute été un peu plus efficace. J'aurais bien voulu avoir des super-pouvoirs ou même savoir me battre. »

Je n'avais pas envie de vraiment m’appesantir sur les événements de cette nuit là. J'avais déjà à faire avec ma psychologue qui me faisait revivre en boucle ce traumatisme avec ses questions. Je détournais donc la conversation vers un sujet moins glissant.

« Tu crois que Mack va me renier parce qu'on m'aura aperçu ici ? »

Mon ton était plus amusé qu'autre chose. C'est vrai que j'imaginais assez mal la flamboyante Mackenzie dans un magasin de comics. Elle n'en verrait sans doute pas l'intérêt. C'était plutôt un loisir de marginaux après tout.

Le silence finit par s'installer entre nous, nous ramenant au nœud du problème. Kenny fut le premier à réagir, commentant l'évidence. Je fronçais les sourcils, cherchant une solution au problème. Sur ce coup, il allait me falloir miser sur sa coopération.

« Hum... L'anniversaire de T.J. est dans plusieurs jours donc... Tout dépend si tu veux juste le lire ou si tu veux le garder. »

Je penchais légèrement la tête sur le côté, attendant la réaction du brun. J'étais prête à négocier mais il était hors de question que mon petit frère n'ai pas le cadeau qu'il méritait.

« On pourrait s'arranger. »

Oui, j'imaginais sans mal la moue dédaigneuse de Mackenzie si d'aventure elle avait eu à visiter la boutique. On était bien loin du luxe tapageur auquel elle était habituée. Une réalité bien ancrée avec son propre lot d'intrigue, bien différente néanmoins, de celles dont regorgeaient les magazines colorés qui peuplaient les étagères. Personnellement, je me sentais plus à ma place ici qu'au milieu de la royauté lycéenne. En un an, je n'avais pas vraiment eu le temps de m'y habituer. J'avais appris à apprécier et même à aimer Mackenzie et Claire. C'était des femmes fortes qui imposaient le respect quand bien même je n'étais pas toujours d'accord avec elles. Mais, qui étais-je pour juger ? Elles avaient leur propre histoire et j'en apprenais un peu plus chaque jour.

Tout comme j'en apprenais sur Kenny. Ainsi donc, tout comme T.J., il collectionnait les comics. Ca n'aurait pas du me surprendre, après tout, n'était-ce pas le cas de tous les habitués des lieux ? Ca ne m'arrangeait pas du tout car je voyais se réduire mes chances d'offrir à mon frère le cadeau de ses rêves. Allais-je céder ? Non. Même pour lui, je n'étais pas prête à laisser tomber mon frère quand bien même j'avais bien failli lâcher le précieux exemplaire lorsqu'il m'avait appelé 'Princesse'. J'avais pourtant tenu bon, seules mes joues avaient adopté une nuance carmin caractéristique. Il ne fini pourtant jamais sa phrase et je pus voir son regard s'illuminer. Quand il me fit part de sa trouvaille, mes yeux brillèrent d'une lueur semblable tandis que je lui offrais un sourire lumineux. Si nous parvenions à nos fins, il serait vraiment mon héro. Fière de remplir ma part de la mission, je hochais la tête d'un air décidé et le regard pétillant, lui faisant suffisamment confiance pour lâcher le comic. Cela faisait longtemps qu'on ne m'avait pas entraîné dans ce genre d'aventure.

« Tu peux compter sur moi. »

J'observais l'homme à la dérobée. Il était captivé par sa lecture. Il fallait donc que je trouve quoi lui dire pour le déconcentrer et, si possible qu'il en oublie son comic. Je cherchais le moindre petit détail pouvant me permettre d'attirer son attention et mon regard vu attirer par son tee-shirt tortues ninja. Il était d'ailleurs positionné juste en face du présentoir qui en présentait le dernier numéro. Je savais que le numéro 1 des Teenage Mutant Ninja Turtles. Il était sorti seulement l'année précédente et avait été épuisé à une vitesse telle qu'il avait à peine eu le temps d’apparaître ailleurs que dans les comic book stores des capitales d'Etat. Il n'y avait pas eu de réédition les rendant encore plus rares. Mon père en avait ramené un à T.J. Lors d'une de ses permissions. Il n'avait alors eu aucune idée de ce qu'il avait entre les mains. Surtout qu'il n'avait pu l'offrir à mon frère que six mois après. Je me souvenais encore de la surexcitation de mon petit bonhomme. C'est surement ce que faisait que je me souvenais de la rareté de ce numéro.

J'attrapais donc avec entrain le dernier volume avant de m'exclamer assez fort pour que l'homme puisse m'entendre.

« Super ! Avec celui là, ma collection est complète. »

Je venais de lancer l'appât et je n'avais plus qu'à espérer avoir ferré ma proie. Sans me retourner, je pouvais presque sentir son regard se planter dans mon dos alors que je me retournais lentement. Naturellement.

« Ex-exc-excusez moi ! »

Fronçant les sourcils, je me tournais vers l'homme, avisant le comic qui pendait mollement à son bras. Si proche et pourtant si loin.

« Oui ? »

Je m'adressais à lui avec un sourire, tâchant de le mettre en confiance. Il inspira comme s'il s'apprêtait à courir un cent mètre avant de débiter d'une traite.

« Vous-avez-bien-dit-collection-complète ?  Même le premier numéro ??? »

Je hochais la tête, comme s'il n'y avait là rien d'extraordinaire et d'un seul coup, le petit geek timide se transforma en moulin à parole. S'extasiant sur le fait qu'enfin il rencontrait quelqu'un en possession du fameux exemplaire. Il ne semblait pas près à me lâcher la grappe et semblait espérer que je le laisse approcher de ce sésame. Seulement, à la lueur qui brillait au fond de ses yeux fous. Je me doutais que T.J.ne serait pas près de le revoir. Du coin de l’œil, j'essayais de capter le regard de Kenny. Une chose était sure, l'homme n'en avait plus rien à faire de son exemplaire.

Rien ne semblait pouvoir arrêter notre victime. En l'espace d'à peine quelques minutes, je venais d'apprendre qu'il s'appelait Bob, diminutif de Robert, qu'il vivait de l'autre côté de la ville, qu'il avait un chat roux qu'il avait appelé Ginger et qu'en plus des comics, il avait une passion secrète pour la philatélie. Je me contentais de hocher distraitement la tête en ayant l'air intéressée. Cela eu l'air de marcher, car il ne sentit pas l'arrivée de mon complice dans son dos. Je lui posais une question tandis que Kenny en profitais pour lui arracher le volume d'un coup sec. J'observais avec une surprise feinte mon vis à vis se retourner brusquement et se lancer dans un bref duel de regard avec son opposant avant de rapidement laisser tomber. Il avait dû sentir que face à lui, il ne ferait pas le poids. Sa colère ne devait pas vraiment l'avoir rassuré non plus. J'aurais même juré avoir vu Bob pâlir. A le voir complètement paralysé et incapable de parler, je m'étais même demandé si Kenny ne l'avait pas cassé. Qu'est ce qu'on allait bien pouvoir faire d'un nerd catatonique ? A mon grand soulagement, il sembla reprendre d'un seul coup ses esprits et, dans un mécanisme de défense inconscient ou une marque de dédain délibéré (je n'avais pas réussi à me fixer sur ce point), il se retourna vers moi sans plus faire cas de l’interruption.

« Il faut vraiment que tu me donnes ton adresse pour que je passe lire cette petite merveille. Oh ! Et ton nom. Je ne t'ai même pas demandé ton nom. »

Je n'avais pas vraiment envie de donner mon adresse au premier venu. La situation commençait à m'échapper de plus en plus. Tachant de conserver un regard neutre, je gagnais du temps en répondant tout d'abord à sa deuxième interrogation.

« Scarlett King. »

J'allais poursuivre, mais ma bouche se referma en apercevant la moue catastrophée de Bob. J'aurais pu lui annoncer être un chien géant des Enfers à trois têtes qu'il n'aurait pas mieux réagit.

« K-King co... comme Annalee King ?  Du comité pour le patrimoine architectural ? »

Je fronçais les sourcils, un peu surprise.

« Oui, c'est ma mère pourquoi ? »

Qu'est-ce-que mon adorable maman avait encore bien pu faire ? A en juger par la tête que faisait Bob le nerd, c'était comme si je venais de lui annoncer que cette année, le Père Noël avait décidé de remplacer son édition originale par un sceau de charbon.

« On oublie. Je ne peux pas passer le lire. »

La déception sur son visage était telle que je faillis le prendre en pitié et lui proposer de le lui apporter la semaine prochaine. Seulement, ce volume ne m'appartenait pas et je doutais fortement que T.J. accepte que je le prête à un quasi-inconnu. Peut-être même que je le prête tout court d'ailleurs. La mine désespérée, Bob me fit promettre de repasser à la boutique pour que nous puissions essayer de trouver une solution puis me dit au revoir avant de se replonger dans ses lectures d'un air maussade, se coupant à nouveau du monde.

Je retrouvais donc Kenny et mon comic chèrement acquis un peu plus loin. Sentiment rare, j'étais plutôt fière de moi sur ce coup. Notre réussite était totale. Qui aurait cru qu'un duo de malfrat King-Holland pourrait aussi bien fonctionner. Bonnie and Clyde n'avaient qu'à se rhabiller, notre butin sous le bras, nous nous dirigions enfin vers la caisse. Je ne pus empêcher de laisser un petit rire fuser de mes lèvres suite à la question de mon associé dans le crime. Apparemment, je n'avais pas ferré qu'un seul poisson en utilisant ce fameux tome comme appât.

« Oui. Enfin, c'est T.J. qui l'a. Mon père le lui a ramené lors de sa dernière permission. Il a été intenable pendant des semaines alors forcément, ça m'a marqué. »

Les mots suivants glissèrent de mes lèvres sans même que j'y réfléchisse vraiment, mus par leur propre volonté. Ou plutôt, mon envie grandissante de  faire que ce moment, un jour ou l'autre, puisse peut-être se répéter.

« Je pourrais peut être le convaincre de te laisser le lire. Par contre, je pense qu'il ne le laissera pas quitter le sol de la maison. D'après lui, c'est un trésor qui pourrait valoir beaucoup plus tard. Il l'a mis sous pochette et tout ça. »

Je n'étais pas sûre qu'un comic puisse un jour avoir une telle valeur marchande – ou même dépasser les cent dollars – mais T.J. n'en démordait pas. Il les considérait comme des œuvres d'art et avait réussi à me convaincre que cela pourrait hypothétiquement arriver. L'avenir nous dirait si mon frère était un doux rêveur ou un visionnaire.

Je saluais le caissier avant de déposer mes comics devant lui. T.J. Serait ravi, mes devoirs de grande sœur étaient remplis et j'avais passé un moment bien plus plaisant que ce que j'avais imaginé en entrant dans la boutique. C'était vraiment une opération gagnante. Une fois la punition de mon frère levée, peut être que je l'accompagnerais. Ne serait-ce que pour tenir la promesse que j'avais faite un peu plus tôt à Bob. Mon petit monstre lui briserait néanmoins bien vite ses illusions.

Si ma mère était flippante ? Oh, il n'avait pas idée. Pas avec moi bien sûr mais elle tyrannisait le voisinage avec une précision toute militaire. Son cheval de guerre était le cadre de vie de notre quartier et elle pouvait se montrer très obstinée. Une poigne de fer dans un gant de velours, elle impressionnait assez facilement ceux qui manquaient de confiance en eux. En fait, elle utilisait le même cocktail que dans ses années de lycée et cela marchait la plupart du temps. Sortie de là, elle était plutôt inoffensive.

« La terreur du voisinage. »

J'avais dit ça avec humour, un petit sourire aux lèvres. J'adorais ma mère et j'aurais fait n'importe quoi pour la rendre heureuse. Pour mon père, elle avait tout quitté et avait assumé seule les rôles de pères et mères face aux trop nombreuses absences de mon père. Elle avait ses défauts mais elle avait toujours fait de son mieux. J'aurais juste souhaité, parfois, qu'elle soit aussi attentive à mes problèmes qu'à ce que les voisins faisaient de leurs extérieurs. Je ne savais que trop bien d'où venait ma capacité à enterrer mes problèmes au plus profond et à tâcher de faire comme s'ils n'existaient pas. Maman était maîtresse en la matière. Je ne lui arrivais pas à la cheville.

Proposer à Kenny de passer à la maison pour lire le comics était venu naturellement. Pas sur que ma mère apprécie de le voir à la maison – elle avait une opinion bien arrêtée sur les disparus et était persuadée que Kenny avait pris la tangente pour aller faire on ne sait quoi on ne sait ou, une idée prodigieusement ridicule qui m'avait fait rouler des yeux – mais tant pis. Il y avait des occasions qu'on ne pouvait pas laisser filer.

La mention de T.J. attendri mon regard comme à chaque fois que je pensais au rayon de soleil de mon existence.

« Il aura quinze ans dans quelques jours. Déjà ! »

Ça me faisait tout drôle de me dire que, bientôt, il aurait ses premières histoires de cœurs, ses premiers doute universitaires, ses premières leçons de conduite... Il devenait petit à petit un homme et je ne doutais pas qu'il deviendrait un homme bien.

« Je ne suis pas si geek que ça. Mais... J'aime les histoires où les héros se dépassent et arrivent à vaincre malgré les épreuves. Et j'aime l'art, sous toutes ses formes. »

Je rosissais, un peu gênée avant d'annoncer quelque chose dont peut de gens étaient au courant.

« J'ai même postulé pour une bourse universitaire. En arts appliqués. J'attends leur réponse. »

J'avais haussé les épaules comme si leur réponse m'importait peu.

« Et toi ? Qu'est ce qui te plaît dans les comics ? J'ai comme l'impression que tu les aimes peut être encore plus que mon frère. »

Je n'avais pas envie que ce moment se termine. C'était agréable, d'enfin pouvoir discuter avec lui. Qu'il s'intéresse à moi. C'était rare qu'on essaie de creuser sous la surface. Un peu effrayant même. Je m'étais habituée à ce qu'on n'engage la conversation avec moi que pour des sujets superficiels tournant autour des cours, des potins lycéens ou de la dernière soirée. Ça me faisait tout drôle.

Quand Kenny aborda mon père, mon sourire se fana. C'était un sujet délicat. Non seulement par rapport à tout ce que je ne pouvais pas dire mais aussi parce que son absence était difficile pour toute la famille. Il me manquait terriblement et, parfois, je m'imaginais une histoire différente s'il avait été plus présent à la maison. Un foyer sur lequel son absence ne pesait pas. Ou il ne fallait pas tenter d'apaiser le vide qu'il laissait quand il partait.

« Oui. Il est dans les Forces Spéciales. Du coup il est très peu à la maison et quand il y est, il peut être déployé à tout moment sans qu'on sache où ou pour combien de temps. »

La seule chose dont on était sûrs, c'est que c'était dangereux. Dire tout cela à voix haute avait jeté un voile de tristesse sur mon cœur. J'espérais qu'où qu'il soit, il était en sécurité. Qu'il reviendrait bientôt.

J'observais Kenny pendant qu'il payait son comics, me secouant mentalement pour chasser ma soudaine torpeur. C'est pourtant Kenny qui y parvint, arrivant à faire renaître mon sourire par sa proposition inattendue. Évidemment que je voulais qu'on se revoit ! Ça ne soulevait pas la moindre question.

« J'adorerais ça. Au final, je suis contente que tu ais essayé de me piquer mon comics. »

Si on m'avait dit au moment d'entrer dans ce magasin que j'en ressortirais en taquinant Kenny Holland... La vie nous réservait décidément bien des surprises.

Dessiner ? J'aurais bien voulu savoir le faire. A fibre artistique ne s'étendait pas jusqu'à ce talent. Si j'étais capable de dessiner des choses à peu près ressemblante, cela restait du dessin fonctionnel. Ils n'avaient pas d'âme comme pour ceux qui dessinait vraiment. J'adorais ça pourtant, je pouvais me perdre dans la contemplation d'un dessin ou d'une peinture mais j'étais bien incapable de faire ce genre de choses. Les arts plastiques resteraient à jamais un plaisir des yeux pour moi. C'est pourquoi je m'étais orientée vers les arts appliqués. Le design plus exactement. Ma demande de bourse couvrait le design de mode et architectural ainsi que plusieurs mineures qui seraient à mon choix si jamais ils acceptaient ma demande. Si la chance devait me sourire, j'avais en tête un module de photographie et, cette rencontre me donnait bien envie d'opter pour ce nouveau module en rapport avec les comics. Il venait de s'ouvrir et la description en était vague mais... Et pourquoi pas ? Mais ces réflexions ne me mèneraient nul part tant qu'aucune réponse ne me parvenait. Faire des plans sur la comète ne me servirait à rien et parfois, la vie pouvait se montrer cruelle. Comme avec Jessica. Un pincement de culpabilité me saisit. J'étais en train de penser à ma bourse éventuelle alors que ses espoirs avaient été réduit en poussière. J'avais eu beau lui parler du semestre de printemps, elle n'avait rien voulu entendre.

Pour répondre à la question de Kenny, je hochais négativement la tête.

« Non. Je n'ai pas ce don là. Pour mon plus grand regret. Ça doit être merveilleux d'être capable de créer son propre monde du bout des doigts. »

J'aimerais parfois pouvoir créer ma voie d'un trait de crayon ou effacer les horreurs d'un rageur mouvement de gomme. Être Maître du destin dans un monde merveilleux. C'était une forme de pouvoir aussi. Un pouvoir qui ne blessait personne.

Kenny m'expliqua ensuite pourquoi il aimait les comics et ses mots trouvèrent une résonance en moi. Je voyais très bien ce qu'il voulait dire aussi me contentais-je de hocher silencieusement la tête. J'aurais voulu qu'il ai confiance en l'avenir. Qu'il puisse se voir avec mes yeux. J'aurais voulu être douée avec les mots et ne pas les sentir rouler contre ma langue, incapable de sortir. Et déjà, le moment était passé et il passa à un autre sujet. C'était facile de lui parler. Plus facile que je ne l'aurais jamais cru à l'époque ou un seul de ses regards me paralysait. J'aurais voulu que cet instant dont j'avais tant rêvé, dont j'avais tant besoin, dure toujours. Peut être, peut être que Sandra avait raison et qu'il y avait encore un peu d'espoir pour que les choses s'améliorent. Peut être qu'une vie normale m'attendait quelque part au bout du chemin. Peut être n'étais je pas irrémédiablement brisée comme je le pensais.

Parler de mon père m'avait attristée. Par ce qu'il me manquait. Parce qu'il emportait le sourire et la bonne humeur de Maman avec lui à chaque fois qu'il partait en mission. Parce que je voyais bien que T.J. cherchait son attention par tous les moyens. Et parce que je vivais dans la peur qu'un jour, un gradé vienne sonner à notre porte pour nous annoncer la funeste nouvelle qu'avait reçu la famille Holland. Mes lèvres dessinèrent un O muet tandis qu'une de mes mains venait trouver son bras en une étreinte légère. Certains penseraient peut être que c'était mieux en un sens, qu'il ne l'ai pas connu. De mon côté, j'y voyais un double deuil. Le deuil de ses proches, inlassable mélancolie, linceul enveloppant les murs et les silences, ombre que j'avais pu apercevoir en de vagues presciences lorsque ma mère errait comme une âme en peine dès que la nouvelle d'une attaque particulièrement violente contre nos troupes nous parvenait, mais aussi le deuil de ce que sa vie aurait pu être sans cet événement. Sans cette perte. Une barrière qui se dresse entre ceux qui savent et celui qui ne peut savoir. Et ce sentiment, je ne pouvais que trop bien l'imaginer. Non, pas l'imaginer. Le reconnaître.

Et encore une fois il esquive, comme moi même je sais si bien le faire. Alors j’enchaîne également, pour moi c'est un ballet bien rodé. Pour lui aussi ? Peut être. J'arrive à le faire rire et ça, son rire et son sourire, c'est la plus belle récompense qui soit. Comme un phare au milieu des mers agitées. Alors, je me laisse éblouir parce qu'il m'a toujours fait ça. M'éblouir. D'aussi loin que je me souvienne.

Mes joues se colorent de rose tandis que les mots 'ma belle' sortent de sa bouche. Ce n'est pas la première fois qu'on me les dit. Et peut être que ce n'est pour lui qu'une façon de parler mais, pour la première fois, je me surprends à les savourer. Mon invitation allait sans doute rendre ma mère furieuse mais, sur le moment, je n'en avais absolument rien à faire.

« Passe quand tu veux ! »

Je partis d'un léger rire à la mention de ma mère avant de lui donner notre adresse sans même remarquer qu'il tiquait au nom de la rue. Je fus surprise de le voir me tenir la porte. Je ne m'y étais pas attendue. Malgré toutes ces années à l'observer de loin, il semblerait que j'ai encore des choses à apprendre sur Kenny Holland. La perspective de vraiment le découvrir me rendait heureuse. Cette rencontre avait gorgé mon cœur d'espoir et c'est avec un brin de mélancolie. Mon cœur rata un battement face à son sourire que je lui rendis par mimétisme. Comment ne pas le faire face à un tel visage ? Mais le moment des adieux étaient venus et Kenny fut le premier à énoncer l'inévitable.

« Ca marche. Je ferais en sorte d'avoir négocié avec mon petit monstre d'ici là. »

Et ce serait loin d'être gagné. Peut être vaudrait-il mieux que je taise le nom de la personne à qui je souhaitais offrir la possibilité de lire son précieux. Pour une raison qui me dépassait, il semblait ne pas apprécier Kenny sans pour autant lui avoir jamais parlé. Mais j'en ferais mon affaire. C'est donc le cœur léger et d'une démarche guillerette que je prenais le chemin de ma maison. Je ne le savais pas encore mais mon air rêveur et ma bonne humeur allait alimenter de nombreuses conversations dès mon retour et réveiller la méfiance de ce cher T.J.