Family business (Aaron)

Cette chambre il la connaissait par cœur. Laurie avait la sensation aujourd’hui d’avoir passé la moitié de sa vie dans cette pièce. Cette putain de pièce et son putain de papier peint. Il aurait pu en dessiner les moindres détails les yeux bandés, de l’endroit où la toile se décollait légèrement à celui ou la couleur s’était usé à cause du soleil. Cette chambre lui flanquait le cafard, pourtant c’était encore dans la pièce dans laquelle il se sentait le mieux ici. Elle abritait le souvenir de ces jours de pluie ou ses cousins et lui s’y entassaient pour donner suite à leurs mille et une aventure. Jamais ils ne se mettaient d’accord et toujours l’un d’entre eux finissait par couiner en claquant la porte. La plupart du temps, c’était lui.

Laurie s’étira longuement, baillant à s’en décrocher la mâchoire. Il entendait d’ici les rires éclatants des femmes et les voix grave des hommes galvanisé par l’enthousiasme que leurs blagues suscitaient. Ça l’agaçait. Il s’était pourtant promis plus tôt de faire un effort, de prendre sur lui et de participer aux festivités. C’était l’anniversaire de Granny, et quand même cette vieille folle aux principes arrêtés l’avait toujours terrifié il était de bon ton de faire bonne figure. L’occasion rêvée pour que tous les Thompson se retrouvent sous ce bon vieux toit qu’à coup sur certains se disputeraient lorsque Granny passerait l’arme à gauche. Ils n’étaient pas tous aussi bonne pâte que son père, les Thompson, et si son coiffeur de paternel lâcherait certainement l’affaire le premier, nul doute que d’autres réclamerait la légitimité de ce bien aussi vite que la propriétaire aurait rendu son dernier souffle. Qu’adviendrait-il de cette vieille bicoque lorsque Granny ne serait plus là ? Il se surprit quelques secondes à s’émouvoir du sort de ces vieux murs.

Enfin, ce crique le mettait de mauvaise humeur et l’exubérance des membres de sa famille alimentait toujours un peu plus sa colère. Il avait donc jugé bon de se retirer dans cette chambre pour y trouver le calme qu’il lui manquait et la force de retourner au front. Mais maintenant qu’il était allongé là, sa main callée sous l’arrière de son crâne et les yeux rivés au plafond, songeait-il réellement à y retourner ? Avec un peu de chance personne ne remarquerait son absence et peut être pourrait-il rester cloîtrer entre ces quatre murs sans susciter le moindre émoi de la part de sa chère famille. Motivé à rendre son exclusion plus agréable, Laurie se redressa et partit se coller devant une vieille commode dans laquelle, si personne n’y avait touché, étaient rangé quelques vieux comics qu’il relisait à chaque fois qu’il se retrouvait coincé ici. Mais d’aucun en avait décidé autrement et la mort dans l’âme Laurie observa la porte de la chambre s’ouvrir alors que, bêtement, il restait figé là, comme si le moindre mouvement allait trahir sa présence et qu’il suffisait de se taire pour encourager le malvenu à faire demi-tour.  

Les réunions de famille. Avec Granny au centre de l'attention. Cette vieille folle qui a toujours terrorisé toute la famille, et principalement ses petits-enfants, dont les moeurs et les opinions divergent grandement des idéaux de son temps à elle. Granny, la grand-mère en commun de tout ce petit monde : une ribambelle de gosses qui piaillent dans tous les sens et que l'on n'a du mal à gérer. Tel les 101 dalmatiens qui courent dans tous les sens, et que l'on ne parvient jamais à surveiller entièrement tant ils sont nombreux. Analogie qui leur sied à merveille en l'occurrence, tant ils sont nombreux dans cette pièce, les adultes dans un coin, et les plus jeunes entassés dans un autre. Et faisant partie des plus vieux avec sa soeur et quelques autres, Aaron se voit donc attribué la charge de veiller sur tout ce beau petit monde. Ô joie.

Les réunions de famille, Aaron les apprécie sans les apprécier. A mi-chemin entre ennuie à mourir et joie de revoir tout le monde. En outre, toutes les réunions de famille se terminent toujours de la même manière. Avec tonton Marc qui fait la gueule, et tatie Hélène qui fait des commentaires et des critiques sur la vie de tout le monde. Et ça finit donc toujours en coup de gueule à un moment ou à un autre. Et avec la question de l'héritage -Granny est encore de ce monde, mais tout le monde sait que la vieille ne va pas faire long feu, malgré son sale caractère et son obstination à vouloir rester en vie- tout le monde se jauge du regard, se voyant déjà hériter de la bicoque.

Les piaillements de sa famille le laissent de marbre, trop occupé à courir après ses petits cousins -les petits derniers de la famille- qui cavalent à travers toute la baraque, un bandana autour de la tête, une fourchette à la main, et gloussant à tue-tête. Ils jouent aux pirates, qu'ils disent. Soit. Aaron est toutefois bien plus concerné par la fourchette dans leur main que par leur gloussement incessant. Ils vont finir par se crever un oeil à force de courir dans tous les sens les idiots ! Sa soeur, elle, semble avoir délaissé une conversation avec Granny -ce qu'il peut comprendre- pour porter toute son attention à Rita, à laquelle elle fait des tresses. Les filles et leur cheveux, toute une histoire d'amour. En parlant de cheveux... ou est donc passé Laurie ? A tout les coups, son cher cousin a trouvé refuge dans cette même chambre qui leur servait de refuge étant plus jeune. Hors de question qu'il s'y enferme toute la journée et manque toute l'action !

Après quinze minutes à courir après les trois terreurs, et à leur confisquer leur fourchette -"mais Aaron !"  "Pas de mais, allez jouer aux cartes, zou!"- Aaron part en quête de Laurie, se dirigeant sans même un seul doute vers la porte au fond du couloir. Ah bah t'es là toi ! T'as tout loupé. Les mômes ont failli perdre un oeil à se courir après avec une fourchette. Et nos parents sont en pleine discussion avec tonton Marc. Il était à deux doigts d'un infarctus. Ca va mal finir cette histoire. Le tout dit de la manière la plus nonchalante et la plus joyeuse jamais entendue quand il s'agit de sujets aussi épineux. Mais l'habitude prenant le dessus, Aaron préfère prendre les choses avec légèreté plutôt que toujours avoir à se prendre la tête. Surtout quand tout le clan Thompson est réuni. En général, son rôle à lui c'est de détendre l'atmosphère, le bout-en-train toujours énergétique. Aux antipodes même de Laurie, que l'on surnommait affectueusement Grumpy Cat.

Tu comptes rester enfermé là toute la journée ? Une question rhétorique, vu qu'il connait la réponse. Evidemment qu'il compte s'y réfugier toute la journée. C'est de Laurie dont on parle. Aaron, quant à lui, ne compte pas le laisser à son triste sort tout seul, alors que la fête -enfin, si on veut- bat son plein là-dehors cette porte. Nul doute que Granny finirait par remarquer leur absence et viendrait quémander son du, à savoir ses présents. La vieille folle opportuniste ! Ca te dérange si je m'incruste ? Je viens de pourchasser trois petits démons à travers toute la baraque et j'ai l'impression d'avoir couru un marathon ! En vrai, il n'a pas du tout envie de partir. Que ce soit pour échapper à tout ce bazar un peu plus loin, mais également pour tenir compagnie à Laurie. Non décidément, il était bien trop grumpy à son goût.

Il était là oui, mais comment faire comprendre à son cousin que s’il s’était réfugié dans cette chambre c’était principalement pour éviter tout ce dont Aaron se sentait obligé de le mettre au courant ? Les affaires de famille l’avaient toujours ennuyé, il ne saisissait jamais les motifs des querelles et encore moins l’utilité de certains conflits qui persistaient dans le temps sans qu’on ne puisse parfois se rappeler le pourquoi du comment on en était là. Il était donc habituel qu’oncle Marc tire la tronche à un moment ou l’autre du repas et que ses frères et sœurs lui fassent la morale, puisque c’était toujours comme ça. Il avait du mal à le reconnaître, mais Marc était sûrement la personne dans la famille à qui il ressemblait le plus et il était terrifié à l’idée de terminer comme lui. Il se surprenait parfois à l’observer en silence en se laissant envahir par une peur panique d’avoir affaire à celui qu’il serait dans quelques années. Marc était aussi triste que pathétique et l’idée qu’on puisse penser la même chose de lui l’effrayait profondément.

« Rien de nouveau sous le soleil, quoi. » Souffla le fils du coiffeur en refermant l’armoire après en avoir extirpé quelques comics. « Tu peux être sur qu’on fêtera quand même thanksgiving ensemble. » Et cette perspective ne l’enchantait en rien, il ne faisait même plus l’effort de le cacher. L’anniversaire de Granny et la fête nationale étaient dramatiquement proche et, en fin d’année, Laurie risquait toujours l’overdose des repas de famille qui s’enchaînaient à une vitesse folle. Alors oui, n’en déplaise à Aaron, rester enfermer là toute la journée lui paraissait être une sage idée. Il se contenta de hausser les épaules, s’avançant vers le lit sur lequel il s’assit lourdement en inspectant les couvertures des bandes dessinées aux pages usés par le temps. Il les avait tant parcourus, plusieurs générations de Thompson s’étaient succéder pour les lire, leurs pères, eux, les fils et filles de leurs cousins aujourd’hui… Ca le rassurait de savoir que ces antiquités se trouveraient toujours là, au fond du meuble cabossé de la chambre des enfants.

« Je t’en prie, ton histoire avec les démons m’a ému j'accepte ta demande d'asiler. Tu te souviens de ça ? » Lui demanda t’il en brandissant l’un des comics avant de le poser sur le coussin qui bordait l’épaisse couette. « On voulait tous être Spiderman. Pourquoi les Thompson ont toujours eu aussi peu d'ambition ? » D’aucuns rêvaient d’être superman, d’autres Batman ou Captain America, mais eux s’étaient retrouvé à se battre pour être Peter Parker, un type finalement bien banal comparé à la clique de justiciers qu’on leur vendait. Ca en disait long sur leur famille pour lui, mais peut être qu’il n’y était pas du tout.

« Je me demande si… Enfin si tout ça aura encore du sens, quand Granny sera plus là. Enfin je veux dire, est ce qu’ils existeront encore ces repas ? Je me vois pas aller manger chez Marcus plus tard, pas plus que chez Lydia ou même Daniel. On fait moins ça pour nous que pour elle alors… Je sais pas, je me pose la question. » Il n'était même pas sur de vouloir entendre la réponse d'Aaron qui, à coup sur, ne manquerait pas d'être optimiste. Mais il avait eu besoin de mettre des mots là dessus, c'était tombé sur son cousin, parce que bizarrement il restait l'un des seuls à qui il pourrait faire ce genre de confidence.