beacon of light + mallory

And I was dancing in the rain, I felt alive and I can't complain. But now take me home, take me home where I belong; I can't take it anymore. runaway

C’était une de ces belles journées froides d’hiver. Les colères nocturnes de la mer avaient lavé le ciel de tout nuage. Un soleil d’hiver bas caressait de ses rayons les irrégularités du terrain, allongeant les ombres et peignant d’une lumière pâle tout ce qu’il touchait. Comme toujours à Aster Cove, l’air fleurait bon la mer et l’iode, apaisant les peaux et soulageant les poumons. Kahina inspira profondément, avalant cet air glacé à grandes goulées. Le phare se détachait sur le ciel pâle, silhouette solide peinte de noir, de rouge et de blanc, posée sur le sommet d’une colline aux infinies nuances de vert.

La scène était si bucolique qu’elle en aurait vomi d’extase et d’agacement. La new-yorkaise qu’elle était, qui avait appris à naviguer sur des fleuves de bétons traçant des sillons entre des immeubles tout aussi gris, se retrouvait perdue dans cet environnement… rural. Son aïeule l’avait envoyée dehors à la première accalmie, avec le prétexte bancal de promener son inépuisable border collie, qui malgré son âge aussi avancé que celui de sa maîtresse, affichait encore l’énergie d’un adolescent. Arrachée au confort rassurant de quatre murs et d’un toit, elle se retrouvait livrée à elle-même dans une nature qui l’angoissait presque, car derrière la beauté se nichaient ses angoisses d’enfants, nourries encore par les légendes locales et les drames récents. Foutu patelin.

Arrivée à la moitié du petit chemin qui serpentait jusqu’au phare, Kahina détacha la laisse et la chienne Border Collie partit en avant au petit trot. La vieille Titrit lui faisait faire le même chemin depuis des années, alors la chienne savait parfaitement où elle allait et où rentrer. La jeune femme continua son chemin à généreuses enjambées, le vent glissant vainement sur les fibres de laine de son pull oversize. Depuis combien de temps n’était-elle plus venue là ? Il faut dire qu’elle venait ici les étés quand elle était môme, et que le phare faisait partie de ces zones que sa mère avait décrété comme dangereuses. Evidemment, le simple fait d’estampiller une zone comme non-accessible équivalait à un appel à la transgression.

Le crissement de ses sneakers dans les gravillons du chemin s’interrompit quand elle parvint au pied du phare. Ses doigts effleurèrent la peinture qui s’écaillait, accélérant le processus en arrachant quelques écailles de la peinture usée par les éléments. Cet endroit portait dans ses recoins certains de ses souvenirs les plus heureux, de ces moments naïf et joyeux des étés de son enfance passés dans la paix étouffante d’Aster Cove. Par réflexe, elle glissa une cigarette hors de sa boîte, et profitant de l’abri au vent qu’offrait la silhouette du phare, l’alluma et en tira une longue bouffée. Fumer l’apaisait, là-bas, dans la ville qui ne dormait jamais. Il n’y a pas si longtemps, elle menait une vie sur le fil, comme tant d’autres new-yorkais de son âge, et comme tant d’autres aspirantes danseuses…

Nouvelle bouffée. Elle ne voulait pas penser à ça. Elle ne devait pas penser à ça. Cela ne servirait qu’à remuer le couteau dans la plaie. Au moins elle avait les gamines du coin. Et quelques gamins. Ils avaient tous et toutes l’air contents d’apprendre. Un crissement derrière elle lui fit tourner la tête. Et ses yeux se posèrent sur un fantôme tout droit sorti de son passé. « Mallory ! » Elle agita la main dans sa direction, écrasant sa cigarette au sol en même temps qu’elle expirait un ultime nuage de fumée. Et sans hésiter, descendit à grandes enjambées le flanc de la colline qui versait dans les terres, tournant le dos au phare et à la mer. « Ça fait tellement plaisir de te voir ! » s’exclama-t-elle en enfermant dans une brève accolade cette amie depuis longtemps perdue de vue. Elle était comme ça, Kahina. Pas de grandes effusions, de larmes et d’appels à une force supérieure. Juste une simplicité chaleureuse, avec une étincelle de joie sincère dans la fond du regard. « Combien d’années ? Dis-moi, comment vas-tu ? » C’était ça, le problème d’Aster Cove : tout le patelin semblait sorti tout droit du flou de ses souvenirs d’enfance, les gens qui le peuplaient y compris.

And I was dancing in the rain, I felt alive and I can't complain. But now take me home, take me home where I belong; I can't take it anymore. runaway

Elle est passée de l’autre côté, et maintenant elle est marquée. Les mots de sa grand-mère, tombés une après-midi où elle demandait des nouvelles de son amie, résonnèrent au fond de son esprit. Les mots étaient tombés, implacables, avec ce ton de voix qui indiquait une certitude tragique, comme une condamnation à la damnation. Kahina avait ouvert la bouche pour s’offusquer, questionner, contester. Mais la vieille femme s’était simplement levée, jetant un regard à sa petite-fille qui la condamna au silence. Alors l’enfante avait ravalé sa frustration et ses questions, et le sujet avait été enfoui avec le reste des non-dits. C’était ce genre de prophéties improbables que sa grand-mère sortait parfois, assénées avec cette autorité flegmatique qui rendait difficile l’incrédulité. Mais la jeune femme ne pouvait faire taire cette frustration face à l’incompréhension qui l’habitait toujours dans ces moments. Tant de questions sans réponse, et chacune de ces assertions sibyllines ne faisait que créer davantage d’incertitudes.

Et pourtant envoyant son amie presser le pas vers elle, grimpant le flanc en pente douce de la colline, Kahina comprit. Un peu. Comme une sorte de pressentiment, d’impalpable, d’inexplicable. Inconsciemment, Kahina s’était arrêtée, cherchant dans les traits de la jeune femme face à elle les traits de l’adolescente qu’elle avait tant admirée, et qu’elle admirait toujours. L’accolade la laissa surprise. Autrefois, son amie était la mer. Quand elle ramenait chez sa grand-mère la petite fille qu’elle était, épuisée et heureuse d’une journée d’aventures, Kahina se souvenait vaguement s’accrocher sur son dos, et son amie sentait le sel, l’iode et la rouille. Une odeur qui la rassurait encore aujourd’hui. Mais là, plus rien. Juste le vent qui faisait vibrer les embruns en une sérénade tragique, et la mer qui semblait appeler désespérément sa fille perdue.

La voix de son amie l’arracha à sa transe. Son regard égaré se concentra sur la jeune femme en face d’elle, et un sourire vint naturellement fleurir sur ses lèvres. Mallory avait raison. Cela faisait trop longtemps. Avec les années, les appels et les nouvelles s’étaient espacés, et l’amitié forgée dans la jeunesse s’était étiolée. Kahina hocha la tête, son sourire se muant en un bref rire, quand son amie mentionna Aster Cove. Elle avait évité sa question ; mais chaque bataille en son temps. Le regard chaud de Kahina plongea dans le sien, troublé comme une mer de tempête. Elle pouvait presque entendre sa grand-mère prononcer les mots.

« Tu n’as rien raté. Je ne suis pas revenue depuis longtemps. C'était… imprévu. Et puis j’ai boudé un moment, » répondit-elle en haussant les épaules, un rire dans la voix. Son amusement sonnait faux, mais elle préférait oublier que s’attarder sur ce qui était à jamais perdu. « On est d’accord, Aster Cove n’a pas changé, hein ? Ah ! Ce patelin… Il semble qu’on y revienne toujours. » A nouveau, elle espéra que le rire dans sa voix masquerait l’amertume brûlante que ce village lui inspirait. Elle s’arracha à l’abime du regard de Mallory, prenant le temps de jeter un regard au phare. Un sourire doux, presque nostalgique, étira ses traits. « Tu te souviens encore de nos aventures ? Je crois que c’est un des rares endroits de cette ville que j’aime à cause de ça. » En tendant l’oreille, on pouvait presque encore entendre les rires d’une gamine, et les bougonnements amusés d’une autre, comme le fantôme d’une époque passée, les derniers lambeaux d’un bonheur simple englouti dans les limbes.

Soudain, elle éclata de rire, de ce rire chaud et insouciant, qui trahissaient sa jeunesse. « Ecoute-moi, à parler comme une vieille femme ! Parle-moi de toi, plutôt ! Tant d’années à rattraper ! » s’exclama-t-elle. Et alors qu’elle achevait sa phrase, son bras passa dans celui de Mallory, l’entraînant d’autorité vers le sommet de la colline.