(Ange) If you're into evil you're a friend of mine

Début Octobre 1985, Cabane

Règle numéro un: Si votre meilleur ami vous laisse une note au fond de votre casier pour vous inviter à « fumer la meilleure herbe de ta vie, sois pas en retard, dix-sept heures trente, là où tu sais. » alors écrabouillez ce bout de papier et ne le lisez plus jamais car quiconque dit oui à la cabane, dit oui aux emmerdes.



Jack était un homme pressé de nature, celui qui exaspère à tourner en rond cinq minutes avant le départ sur le tapis du salon, celui qui vérifie l’heure en classe toutes les deux secondes, celui qui sait exactement à quelle heure ferment les locaux et qui pourtant est toujours planté au dessus de la piscine à se croire rebelle sur les bords en piquant un plongeon. Mais Jack c’est un nerveux, un faux indécis qui sait très bien ce qu’il va faire et quand il va le faire, il ne faut pas bousculer ses plans, ça le perturbe, ça lui met du mou dans les genoux.

Et vous savez l’amitié, c’est la carte au trésor incomplète qu’on suivra en dépit de tout, le genre qui ne fait pas que chambouler les plans mais qui les transperce à coup de tendresse, alors, Jack il avait grimpé sur son vélo, filé droit vers l’endroit que certains surnommaient le triangle des Bermudes d’Aster Cove - et le frisson avait parfaitement parcouru sa nuque, ses épaules et le bas de ses reins. Il s’était redressé pour accélérer, avait entendu les rayons de ses chaînes crisser. - Jack progressait sur les sentiers, les roues du bicycle s’enfonçaient par endroits, il calait, ça avait pris plus de temps que prévu, mais il était à l’heure - pas une trace du messager. -

Il détacha le sac en bandoulière du guidon et en sorti une caméra flambant-neuve avec un autocollant sur le dessus représentant un alien, grands yeux peau verte. Comme le matériel était lourd, Jack le maniait avec plus de délicatesse qu’il aurait sans doute jamais traité ses proches, parce qu’il était manuel, et perfectionniste, savait où ses doigts devaient se caler (dans la plupart des situations).

La Cabane faisait office de lieu commun pour les gamins du coin, pourtant ça ne se bousculait pas au portillon, surtout une fin d’Octobre comme celle-ci, les feuilles collant à la gadoue, le bois humide de la bâtisse, les ombres découpées de tous les côtés, et le silence écrasant; Jack activa le négatif et s’enfonça dans la pénombre, un sourire coincé sur les lèvres. « WES? T’ES LÀ? »

La trahison, ton pire ennemi. Une révélation, un milkshake gâché, un baiser arraché, une suite de provocations amères et méchantes, un morceau de coeur déchiré. Si on te l’avait dit plus tôt, tu aurais ri, avec ce soupçon de doute dans la gorge. Jack, tu savais qu’il n’était pas parfait mais il y avait toujours cet espoir qu’il ne soit pas comme les autres. Mais c’est sans doute trop tard.

J’ai toujours été un faible garçon, renfermé, peu confiant, je laisses les autres me marcher dessus parce que quelque part, j’avais l’impression de le mériter. Mais toi, Ange, toi, tu n’es pas comme ça. Il y a dans en toi une essence profondément forte, quelque chose qui dépasse mon être, quelque chose qui se révèle uniquement lorsque je m’abandonne entièrement entre tes bras, mon véritable moi. Toi.

Les gentils garçons avaient toujours été ta faiblesse. Jonah, toujours. Aaron, quelque part. Andrea, à l’occasion.  Wesley, évidemment. Wesley Lynch, ta faiblesse du moment. Wesley et son sourire tendre. Wesley et ses regards concernés. Wesley et son panache loufoque. Si ton coeur n’était pas aussi fatigué, Wesley te comblerait ton ventre de papillons colorés. Quelque part, c’est peut être déjà le cas.

“Je suis vraiment désolé pour Jack. Retrouves-moi à la Cabane à 17h30, j’aimerais qu’on en parle. S’il te plait. -Wes.”. Cette fameuse cabane que les jeunes de ton âge affectionnaient particulièrement. Lieu de rendez-vous pour les coeurs brisés, les coeurs comblés, les coeurs perturbés, elle n’avait d’hanté que les histoires qu’elle recueillait au fil des années. Le fait que Wesley t’y invite marqua discrètement tes joues de rose, alors que tu enfonçais le papier froissé au fond de la poche de ta veste.

Était-ce l’impatience qui t’avait fait venir un bon quart d’heure en avance ? Probablement. Mais dis-moi, Ange, tu t’es fait bien belle, pour une simple conversation. Avec ce maquillage minutieusement appliqué, ta plus belle robe à peine dissimulée sous ta veste en cuir, tes longs cheveux d’ébène qui coulent sur tes frêles épaules.

Le mouvement de l’extérieur ponctue tes pupilles d’étincelles. Mais le feu d’artifices est de courte durée, le visage de Kane assassine les papillons, fait ressortir le félin agressif dont les griffes font encore et toujours saigner ton coeur.


“Qu’est-ce que tu f-”


Pas le temps de parler, la porte se referme brusquement derrière le garçon, tu te précipites vers elle, espérant l’ouvrir en tambourinant dessus. C’est un petit papier qui glisse sous cette dernière qui mets fin à tes coups. Tu ramasses le mot et le lis à voix haute.


“Je ne vous laisserais pas sortir tant que vous ne vous serez pas réconciliés. C’est quoi encore cette blague Wes' ? Ouvres cette putain de porte !”


La trahison, ta pire ennemie. Toujours dans un coin, à guetter le moindre de tes soucis pour te faire plonger un peu plus. Alors tu frappes, encore et encore, jusqu’à ce que ton poing fatigue. Tu grognerais presque. Un truc que tu tiens définitivement de Théodore, quand j’y pense.


“Fais chier.”

L’appareil ronronnait, dégageait des zones de lumière où les particules fines proliféraient plus vite que des microbes et les mains de Jack se resserraient sur le matériel. Il ne se décrirait pas comme peureux mais il avait l’imagination si vive et les rares détails de la bâtisse embrassée de noirceur suffisaient à le faire s’imaginer des scénarios plus rocambolesques les uns que les autres. Jack était un écrivain tout ce qu’il y avait de plus torturé: Le genre à balancer un objet par la fenêtre à la moindre contrariété, à souffler un long moment pour évacuer le bouchon anxieux du créateur. Pour autant, il se laissait envahir par une myriade de possibilités et se laissait distraire pour un rien. Il passa le long de la charpente et même si on l’appelait « cabane », elle était affublée d’un petit escalier grinçant, tout en marches gondolées par l’humidité. Jack était si absorbé par le décor dans le petit cadre verdâtre du flash qu’il cligna des yeux une seconde et se retourna celle d’après, éclairant une silhouette élancée et terrifiante sur le moment: « Putain- tu m’as foutu la trou... »

Il appuyait immédiatement sur un bouton et la caméra se taisait, son cerveau criait « Wesley » et autres « Où il est, Wesley? ». Maintenant ils étaient dans le noir, elle avait entre temps ramassé un machin par terre et avait lu ce qui semblait être codé à voix haute, pour eux deux. La technique était fourbe, le réveil brutal, mais surtout le dos de Jack était piqué de spasmes nerveux et irrités. Le reste de jour avait percé à l’intérieur quelques secondes mais le moment d’après il n’y avait que la fille pour faire messager condamné lui aussi aux limbes. Jack rallumait l’appareil dans un geste mécanique, et le large halo de lumière venait tracer un rectangle presque parfait sur l’étrangère, la projection de son ombre grimpait sur le mur.

Ange martèle la porte, elle est presque statique dans ce seul geste répété. Le vif souvenir du baiser-violence remonte à toute allure dans le cerveau de Jack Spencer-Kane, pendant une demi-seconde, il est incroyablement excité par cette pensée, c’est sidéral, le cosmos tout entier voulait qu’il s’anime de ce seul bout de dispute pour activer tout le reste de son cerveau la seconde d’après. Il se fit la réflexion qu’il était sacrément dégueulasse de penser à ça maintenant, et Ange formait la séquence parfaite pour un court-métrage à succès, ce qui rendrait euphorique les trois quarts du club d’audio-visuel.



Dont le meilleur ami, le traitre, le détenteur du plan machiavélique, les mains blanches de Jack s’affairent encore à tenir la caméra bien en position, tant qu’il est derrière le viseur, il est en sécurité, en théorie. « WES, C’EST L’IDÉE LA PLUS POURRIE QUE T’AIES EUE DE TOUTE TON EXISTENCE, ET POURTANT J’EN CONNAIS UN TAS DE CONNERIES À TON SUJET. » 



Les certitudes, ça n’existait pas. Longtemps, l’amour entre les personnes du même genre n’était qu’une légende, les certitudes ont été bousculés par le temps et quand bien même les esprits restaient encore étriqués, l’espoir restait perceptible, dans sa croissance timide. Les certitudes ça n’existait pas et ça s’appliquait à Wesley Lynch, vraisemblablement. Garçon complètement idéalisé dans ton esprit de jeune fille amoureusement crédule, tu ne l’aurais jamais cru capable de te manipuler de la sorte. Mais ne soies pas aussi dure envers lui, Ange. Il a dans ces mots griffonnés à la va-vite sur un bout de papier arraché un véritable désir de bien faire. Dommage pour lui, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

Le soupire qui t’échappe traduit bien ton agacement, alors que tu t’éloignes de la porte, de Kane, surtout. Cette facette de Wes, tu aurais aimé apprendre à la connaître, ce petit côté borné. Et même si la situation ne s’y prêtait pas, tu ne pouvais pas t’empêcher de trouver ça craquant. Mais ta contemplation intérieur est vite balayée par la voix criarde de Jack. Tes oreilles bourdonnent, ta mâchoire se crispe légèrement, tu finis par enfoncer tes mains dans tes poches à la recherche de ton paquet de cigarettes. La flamme du briquet ajoute un peu de clarté dans cette pièce bien sombre, la lumière chaude épouse les traits de ton visage tandis que le tabac inonde ta gorge dans une inhalation élégante.

La fumée se hisse avec délicatesse jusqu’au trou étroit creusé maladroitement en hauteur, substitut d’une fenêtre descente, tes membres désarticulés qui se laissent glisser jusqu’au sol, tes doigts qui tirent sur le rouge de la robe qui remonte en laissant un aperçu sur tes cuisses. La brindille toxique tremble entre tes lèvres maquillées, le cuir couine alors que tu arranges ta tenue.

“Fais chier.” Que tu répètes, l’air agacé. T’en avais marre. Marre de te faire avoir, de subir. L’attendrissement récent est remplacé par l’agacement, qui ne cesse de revenir, en ce début de soirée chaotique. T’avais pas besoin de ça, pas besoin de lui et de cette foutue caméra qu’il n’arrêtait pas de pointer dans ta direction, comme si tu étais une espèce d’alien curieux que l’on voulait observer à tous prix. Tu refusais d’engager la conversation. Tu lui avais tout dit, à votre dernier entrevue, après tout.

Le sourire de son meilleur ami revenait souvent par flashs dans la mémoire de Jack, oui, lui. L’animal excentrique qui regardait monter au plafond les nuages cancérigènes de l’étrangère. Il les ressentait comme une agression soudaine, les relents d’affection qu’il avait pour le traitre lui restaient dans le nez, il reniflait, éteignait la caméra et les laissait voguer dans les vagues nocturnes. Après le court cinéma de Ange, ils s’étaient retrouvés plongés dans leurs non-dits, enfin, surtout ceux de Jack mais c’était bien fait. Il ne s’obstina pas plus qu’elle et tentait de s’accommoder tant bien que mal de l’odeur du tabac. Quand il ne fumait pas il ne trouvait aucun plaisir à l’odeur, il savait qu’il s’était efforcé d’apprendre à aimer ça: Preuve qu’aujourd’hui ça ne lui rendait pas service.



Elle était belle, férocement, et il préférait rester les genoux hésitant à le maintenir debout à l’opposé de sa position. Seulement le peu de patience que Kane avait en général s’était écoulé dans la minute, il s’était incliné au milieu de l’espace pour poser l’engin et lancer la lumière du flash sur le plafond.

Très vite la scène se dévoilait, les contours presque exacts d’Ange contrastaient avec l’état déplorable de la foutue maison hantée, son visage était mangé par les coupures vives et noires de sa perruque, elle rappelait les protagonistes venus droit du pays du soleil levant et Jack avait en tête les bribes des bandes dessinées bizarres au fond de la vieille librairie sur l’avenue marchande: Ses grands yeux, les bords de sa bouche, elle était immanquable, presque trop immanquable. « T’allais te faire sauter dans les bois ou c’est comment? »

Ton presque agressif, Jack n’était pas en train de sourire ni même de jouer au trouble-fête, simplement l’accoutrement était remarquable, la jalousie en ressortait, la dispute n’effaçait en rien son attirance flagrante pour Delacourt, les restes de désir avaient précipitamment quitté son centre nerveux, maintenant, il ressentait une gêne profonde, quasi viscérale.

Une des conséquences engendrées par les rumeurs de Kane était que tu avais longtemps été catégorisée comme “Branleuse”, au sens littéral du terme. Un petit plaisir uniquement masculin, fait à la va-vite, plus dégradant pour toi que pour eux, évidemment. Les racontars s’étaient tous emmêlés entre eux, dressant des histoires saugrenues sur toi qui n’en avait pas vécu la moitié. Selon ce petit groupe de cheerleaders, tu avais eu une aventure ardente avec l’adjoint du shérif, le jeune Walter Bishop, ce qui expliquerait, toujours selon elles, sa gentillesse envers toi. Selon certains membres du club d’échec, River et toi entretenez un amour interdit et vous comptez vous enfuir ensemble pour vivre votre idylle loin des regards indiscrets d’Aster Cove. La dernière en date était que Jack t’avait dérobé ta virginité et que vos rapports sexuels étaient très fréquents. Alors quand Kane te lance cette pique, tu ne peux que rire, amère, sans répondre à ses provocations.

Je suis vierge. Jamais personne dans cette ville m’a vu entièrement nu. Personne n’en avait envie, toi y compris. Quand il s’agissait de se mettre à genoux, les garçons te laissaient faire ce que tu voulais. Mais quand ils devaient te rendre la pareille, d’un coup, il n’y avait plus personne. Quelque part, ce n’est pas plus mal. Tu n’as pas envie que n’importe qui pose la main sur mon corps. Quitte à te faire sauter par le premier venu, autant que ce soit après ma mort, que tu te dis. La lumière artificielle éclaire le visage de Jack, la fumée glisse entre tes lèvres dans une cascade lascive.


“Pourquoi, t’as envie d’essayer avec moi ?”


La phrase se perd dans l’immensité réduite de la cabane amochée. Tes perles oculaires transpercent la silhouette du garçon, le silence qui suit est insoutenable. Un rictus finit par fleurir au coin de ta bouche alors que tu appuies ta tête contre le mur.


“J’vois pas en quoi ça te concerne, qui m’saute. Mais si ça peut te rassurer, la liste est vide.”


Les douleurs aléatoires bien cachées sous ta couche de fond de teint te rappellent à l’ordre. Constellations trop belles pour être montrées à qui que ce soit, cela faisait plusieurs jours que tu t’entêtais à les dissimuler. Personne n’avait à savoir, mis à part les concernés. Hors de question qu’on te prenne en pitié. Tu tires un peu plus sur ta veste tandis que la cendre chaude se laisse aller dans un coin de plancher terreux.


“Personne n’a envie de coucher avec une personne comme moi, au cas où tu serais pas au courant.”


C’était peut être mieux comme ça, après tout. Tu méritais un garçon qui prenne soin de mon corps, de ce corps, toute la nuit, avec douceur et passion. Pas une brute qui finirait son affaire dans la minute, avec qui tu n’entendrais que le bruit de la fermeture éclaire et de la porte qui claque.

Malmener les filles, où est le mal? Elles ce sont, des créatures dociles, elles trouvent dans leur sourire perpétuel une occupation convenable, si elles pouvaient passer leur temps à étendre leur petite bouche des deux côtés de leur visage, elles le feraient pas vrai? Jack est traversé par une pensée vivace depuis que le flash les éclaire, c’est de sortir et d’étrangler Wesley Lynch, mais il n’en a présentement ni la possibilité, ni la force. Les épaules de Jack s’effondrent sous les paroles d’Ange, à chaque fois qu’il imaginait cette conversation, depuis l’été, il n’arrivait pas à exactement lui tirer les vers du nez. C’était comme si le pantin de Delacourt était incapable d’exister, dans son imagination y compris. Et, soyons francs, il poursuivait déjà nombre incroyable de fantômes.

« Y a que pour toi que la liste est vide, on dirait. »

Il s’est approché, si bien que la voix porte davantage, jusque Ange. Les doigts insolents de Jack dérobent la cigarette de l’ange pitoyable, une expression qui se pince sitôt la fumée expédiée d’une expiration. Il a pris la taffe si vite, elle n’aurait pas pu le stopper de toute façon. D’ailleurs, qui essayait encore d’arrêter Jack? Jack et son ton morose, comme regardant la vieille photo de l’intérieur d’une maison où il aurait grandi, avec sur la table, des fleurs qu’il aurait laissé tremper dans de l’eau fraîche dès que possible, l’idée d’une condamnation pour elles, mais l’enfant distinctement correct, avec une envie de bien faire.



Quand il parlait elle pouvait entendre le souvenir amer de l’humiliation lui remonter dans la gorge et malgré tout, malgré ce nez pincé par l’habitude, Jack comptait aller au bout de la clope et ne rien lui laisser. Les vagues de lumières couraient sur les murs et Jack lançait des oeillades dans la direction de la porte, craignant qu’on ne l’entende.

« Ah donc c’est pour ça que tu t’es faite toute belle? T’espérais que ça marche cette fois? »

La phrase se finit sur un suspens mais il lève l’index et le pouce, comme pour lui démontrer quelque chose visuellement.

« J’dis pas que c’est bête. J’me doute bien que t’es pas venue pour moi. Quelque part tu sais que tu peux avoir qui tu veux, mais tu fais la conne là. »

Il s’accroupit devant elle et tapote la flamme essoufflée sur le sol, y baisse les yeux, laisse tomber ses boucles de jais. « Personne, personne, allez que ça chouine. » La désinvolture a dégouliné avec les bouffées, Jack la dévisage en crachant la fumée, le petit rire accompagnant le nuage de tabac. « T’en as pas marre un peu? »

Je suis né dans la jalousie. Enfant illégitime, forcé de contempler le bonheur d’un autre à travers les courtes histoires de mon père. L’envie d’être aimé, l’envie d’être choyé, l’envie d’exister pour les autres. Ce sont tous ces désirs qui font de toi ce que je ne serais jamais. Quelqu’un qu’on regarde, qu’on admire, quelqu’un qu’on ressent jusqu’au bout des doigts en un seul regard. Quelqu’un qui existe.

Kane, il te rappelait ton demi-frère. Orgueil de l’enfant prince, toujours à courir après des rêves, des fantaisies qui le sortent de cette bulle de banalités mondaines. Montrer qu’il peut être différent alors que, quelque part, il est comme tous les autres, avec un peu plus de jugeote. T’as longtemps cru qu’il pourrait changer ton regard sur cette espèce, cette race qu’était l’élite d’Aster Cove. Quelque part, il a réussi son coup, sans pour autant achever sa mission. Jack, c’était ce plat exotique que tu t’étais forcé à manger en sachant pertinemment que t’aurais des aigreurs d’estomac. Et maintenant, tout ce qu’il te reste, ce sont des nausées tenaces qui te prennent aux tripes.

La cigarette s’échappe, la fumée s’envole, vous enveloppe, lui et toi, et y’a cette atmosphère douteuse qui s’installe entre vous deux. Ses mots glissent sur les nuages gris, écorchent tes oreilles, font grincer tes dents pour au final, dégager un rire jaune de ta gorge.


“Ne parle pas de ce que tu connais pas, Kane. Ta liste à toi, ça fait bien longtemps qu’on a arrêté d’compter ses pages.”


Peut être même qu’on y trouverait ton nom, barré, parce que ça vaut pas l’coup. Toi, y’a qu’la gentillesse qui te touche, la vraie, la pure. La chaleur innocente d’un sourire, la main rassurante qui t’aidera enfin à te relever, qui te laissera plus te mettre à genoux pour n’importe quoi. Tu veux pas qu’on te désire, toi. Tu veux qu’on t’aime.

T’as un mouvement qui saisit ta lèvre, la commissure qui se crispe, une seconde, quand il regarde la porte. Une petite touche agacée qui vient perturber l’harmonie de ta mélancolie, t’as un soupire qui écorche ta bouche.


“J’espérais rien du tout, j-”


Mais il continue, il en a rien à faire, le roi des beaux quartiers. Ce genre de gars, toujours à croire que les compliments se bousculent dans des paroles alors que c’est que du papier mâché. Tu comprends pas où il veut en venir, il parle et t’entends plus que son ton orgueilleux, tu t’mets à voir les yeux de ton demi-frère et t’es saoulée. Alors tu te redresses d’un coup, comme si la colère avait saisit tes mains et tu pousses le petit Prince de son trône en plastique.


“Tu comprends que dalle, Kane ! Le pire, c’est que t’es tellement sûre de tout savoir mais qu’est-ce que tu sais de moi, au final ? Rien. Rien ! Tu sais pas ce que c’est, toi. Tout le monde t’aime, tout le monde t’admire, même moi j’suis tombée dans l’panneau, j’le reconnais ! Oui, j’en marre. J’en ai ras le cul que des mecs comme toi pensent mieux savoir de quoi j’ai besoin et ce que je vaux. Tu croies qu’je sais pas, que je fais de l’effet, qu’y’en a qui s’branle en pensant à moi ? Mais moi, j’veux plus que ça, Jack. J’veux plus qu’une queue toute molle derrière les gradins. J’veux plus qu’être un lot de consolation pour ceux qui arrivent pas à pécho leurs copines. Moi, j’veux juste qu’on m’aime. Et pour de vrai.”


L’aveux t’échappe comme un soupir, un murmure incontrôlable. Et tu reprends rageusement ta cigarette en lui tournant le dos. T’avais juste envie de disparaître.

La queue du serpent mordue, il est obligé de siffler, crachant les douleurs. Au dessous du filtre sur la caméra, elle était très douce, laiteuse, surtout sa peau, elle se démarquait bien. Jack avait l’oeil, il ne cherchait pas vraiment à l’exploiter mais néanmoins, Ange avait attiré son coeur très jeune et même si le garçon pour beaucoup de choses se plaisait dans les bras du déni, il essayait de ne plus y traîner. Alors qu’elle lui faisait dos il détaillait ce que la fenêtre lumineuse de l’appareil lui offrait, rien de vicieux, juste ce garçon de dix-sept ans qui n’a pas autant vécu qu’elle se l’imagine. 



En d’autres circonstances Kane aurait été flatté mais il pensait au goût de la nicotine et au très mauvais coton qu’il filait en faisant durer la dispute sur la longueur. Certaines personnes aimaient les entretenir, lui n’avait plus la patience. Aster Cove connaissait bien assez de drames après tout. Les longues mèches d’Ange s’étaient immobilisées, elle n’avait plus rien dit après la révélation déchirante, comme si tout son souffle avait été épuisé, qu’il fallait remettre de la monnaie dans la machine parfaite qu’elle était et parvenir enfin à la refaire tourner.



Un autre, plus décent que Kane saurait quoi faire, il choisissait de la laisser écouler ses crédits, il était troublé par sa compagnie, c’est qu’il n’avait pas appréhendé, pas prévu au final. Les discussions se finissaient rarement pour Jack, tout était une malheureuse affaire de timing, il se consolait en lançant quelques piques cinglantes et avançait. L’incident, les tables chaudes du diner, leurs yeux allumés comme l’arrière des ambulances, et le reste aussi. 



Il était irrité en un sens, il repensait au milkshake et aux paroles envoyées par Ange, puis les siennes, il oubliait presque, parce qu’elle se tenait si proprement, l’ensemble de son personnage incassable, croyait-il, est-ce-qu’elle s’attendait à une énième indécence de sa part? 

Il voulait trouver quoi lui dire mais, qui est-ce-qu'il était pour parfaitement comprendre. Qu'est-ce-qu'un désolé allait mettre sur la table sinon un vin tourné et trop vieux. Deux anciens amis, une parallèle équivoque, comme la main traversant l’espace jusque trouver l’épaule d’Ange, mais c’était si subtil, si court, si bref, il n’avait pas réussi à l’atteindre complètement, c’était le frôlement, la tentative.

« OK! J’pensais que t’étais une pute ça me faisait rien de parler sur ton dos, au final t’étais pas une pute, et même si t’avais été une pute- Ouais ok. J'sais pas- »

Il piétinait le sol Jack, il marmonnait dans sa barbe, pas certain de quoi dire ensuite, il avait pas l’habitude des passages devant le tribunal, surtout quand il est coupable, non. Elle a raison il y échappe, c’est facile pour lui, un garçon. Personne irait le blâmer pour quoi que ce soit, Jack il traînait ses yeux sur Ange, le film commençait à se fatiguer à rester calé sur la même scène pas vrai.

« Heureusement t’es pas dans ma tête. Tu te foutrais bien de ma gueule, on va pas dire que je t’aime mais c’est tout comme. T'es aveugle un peu non? Mais bon c’est pour le mieux, tu veux que j'appelle Wes? »

Dans l'obscurité de tes mèches, tu avais l'impression de disparaître, de m'emporter avec. Toi qui avait cherché l'attention dès tes premiers regards, ce désir d'invisibilité n'avait de cesse de te prendre de court. Cette sensation qu'on te voyait sans vraiment te regarder, c'était comme le souvenir d'une acidité crémeuse, fracture du passé où les preuves d'une existence pointillée se dérobent. T'étais constamment partagée entre les billes oculaires de Jack et ses mots maladroits. C'était plus fort que toi, tu voyais bien qu'il essayait mais il y avait cet arrière goût amer qui te restait en bouche. Quelque part, c'était pas vraiment de sa faute, quelque part, tout ça, ça le dépassait un peu.

Ses doigts planent au-dessus de cette épaule, encore fragilisée par les mésaventures de septembre. Parfois, il t'arrive de sentir les griffes de cet animal transpercer ta peau, la douleur étrange qui baigne dans l'hémoglobine écarlate et ça te relance quand t'y penses trop longtemps. Ce soir-là, vois cherchiez tous des visages, des silhouettes mais c'est une ombre du passé qui a écarté la brume. Tout le monde ne parlait plus que de ça, tout le monde en parle encore et tu t'es retenue de ne pas laisser un mot sous sa porte, par orgueil peut être, ou simplement parce que tu n'étais pas sûre que Jack ait envie d'en parler, tout simplement.

Les mots de Jack s'accrochent à tes oreilles, périple laborieux pour s'extirper des lèvres de Kane. Tu finis par laisser tes yeux traverser ton épaule, lueur étrange et curieuse qui anime tes iris. Et il continue de tirer sur sa corde vocale, avec cette grâce dérangeante de garçon rouillé. Mais tu restes muette. Tu te contentes de l'admirer, sans trop d'étincelles, plus une sorte de poussière dorée qui plane entre les rayons artificiels de la caméra. Il s'emmêle, il s'égare même, il dit des choses qu'il ne comprend peut être pas, que tu ne comprends peut être pas, et ton soupire silencieux caresse sa tirade.

On ne m'a jamais dit "Je t'aime", à moi. Les confessions amoureuses coulaient sur l'image sue tu renvoyais, sur ce rôle que beaucoup voulait que tu joues. Fantasme de plastique, lumière des paupières qui s'agitent, l'amour était réservé à elle, pas nous. Alors quand il t'avoue à demi-mots que son palpitant a déjà vibrer pour tes beaux yeux, tu ne le croies pas vraiment. Oh, il doit dire vrai, probablement, mais c'est une vérité qui n'appartient qu'à lui. Un sentiment qui s'étend au delà de la simple amitié mais encore trop fragile pour atteindre tes espérances. On dit que l'amour est une question de timing mais dans un monde parfait, je n'existerais pas et tu serais la seule.

Sa gestuelle nerveuse perturbe l'air, l'évocation de Wesley flotte entre vos corps. Un nouveau soupire brûle tes lèvres alors que tes doigts délicats se joignent à ceux de Jack. Le halo éphémère retrace ton visage, les cils infinis cachent tes pupilles. C'est un murmure qui envahit la pièce, mélange laborieux d'une voix de petit garçon et d'une tonalité trompeuse.


"Attends un peu. Juste quelques minutes."


Tu aurais voulu lui dire qu'il était con de te penser aveugle. Tu aurais voulu lui dire que depuis Jonah, tu n'arrivais tout simplement plus à distinguer les imitations sentimentales des amours originaux. Tu aurais voulu lui dire que depuis le retour de sa mère, tu avais pensé à lui quasiment tous les jours. Tu aurais voulu lui dire que tu te fichais qu'il t'aime ou te déteste mais qu'il était précieux. Oh oui, tu aurais bien voulu lui dire ça.

La main dans une autre toujours se tord un peu, il la fixe, elle a parlé si bas, elle aurait pu ne pas parler du tout. Il expire, Jack, parfois, ça lui arrivait d'oublier de respirer, de se mettre lui même un bouchon de cire dans les oreilles pour faire taire les sirènes cruelles, il savait qu'il devait laisser fonctionner cet autre garçon, celui qui venait de retrouver son passé, mais...

Il ne pouvait pas encore, il n'en était pas là, il regardait sa jolie main, couverte d'une manucure qui était ce qu'une couronne serait à une princesse, encore loin d'être reconnue pour reine: celle qu'elle devrait devenir. S'il ajoutait qu'il était désolé, ce qui n'était déjà pas facile, vous savez, créait l'espèce de honte soudaine et insistante comme le tambour d'une blessure, il se disait: Oui, ça va tout gâcher.

Et très simplement le baiser de Jack, qu'il n'avait pas imaginé une seconde, s'était matérialisé dans l'espace restreint entre leurs visages, il s'était posé sur la joue d'Ange, presque trop sur le côté, comme pour, volontairement ne jamais impliquer sa bouche, la sienne, la leur. Il s'était figé en ressentant la pression de cette étreinte trop brutale, qui avait été insistante, éphémère mais nécessaire. Ça lui avait fait extrêmement peur, autant que celle qu'il se serait avouée quand il s'agissait des films d'horreur, ils se tenaient, étaient encore en train de réchauffer leurs mains du bout des doigts.

Sorte de trêve corporelle il présume en pensant à cet automatisme, maintenant les yeux trop grands d'Ange captent les siens, la lumière projetée sur eux le met à nu mais il reste silencieux, il pense à ce qu'elle a dit en dernier: l'attente. Il n'y a rien de plus long après un baiser.

« ...Tu veux te taper Wesley? »

Jack ne semblait décidément pas être le garçon le plus enclin à s’excuser. Fierté des familles dorées, orgueil de l’enfant roi, honte de l’ami discret. Tu pouvais lui reprocher cette langue liée, mais tu ne pouvais nier que vous aviez ça en commun. Admettre ses torts n’étaient faciles pour personne, après tout. Quand bien même aucun de tes harceleurs n’admettraient leurs mauvaises actions sur ta personne, tu avais toi-même des regrets que tu avais encore du mal à assumer.

Puis les lèvres chatouillent ta joue, tu en fermes même les yeux sur le moment, une douceur que tu n’aurais pas imaginé fleurir entre les vieilles planches de cette baraque abandonnée. Les pensées dansent entre tes circuits, tu n’es pas sûre de comprendre mais cela ressemble vaguement à une excuse. Alors tu le regardes du coin de l’oeil, un sourire brûle la commissure de tes lèvres mais tu ne dis rien.

La question tombe dans fracas silencieux. Le peu de lumière peine à capter la gêne sur tes joues, tes doigts se séparent des siens. Tu soupires. Tu aimais bien Jack. Mais son manque de timing doit probablement être la raison pour laquelle tu n’es pas tombée amoureuse de lui. Vous n’alliez pas au même rythme, tous les deux. C’était irrégulier, particulier, plaisant mais rien de plus. Ta langue maternelle épouse la rigidité des murs, le français trop peu compris de Kane pour que tu te sentes gênée.


“J’aime son sourire. On dirait un soleil. J’ai juste à le regarder pour me sentir mieux. Il est magique.”. Un sourire interrompt tes confessions timides, tu reprends l’anglais. “Tu as vraiment un mauvais sens du timing, Kane.”. Tu te redresses lentement, les talons claquent sur le plancher, ta main caresse en passant la chevelure du garçon avant de tambouriner à la porte. “WES ! Tu peux nous laisser sortir, je lui pardonne ses conneries, à cette tête de noeud !”. Vraiment, Ange, tu étais bien trop clémente, parfois.

Elle avait perdu son accent maladroit, comme les pieds pris dans un tapis très précieux et couverts de broderies détaillées, il l’écoutait, elle était probablement plus honnête dans cette seule phrase qu’il ne le serait toute sa vie. Seulement Jack n’avait que ses sourcils pour en venir à se froncer, doucement comme on pousserait une aiguille dans un tissu rare, il laissait traverser la réponse qu’il n’avait pas dans un souffle, entre amusement et déni, le français, dans son intimité étrange l’avait déstabilisé, Jack se reprenait, il se reculait pour éteindre la caméra et son flash aveuglant.

Sans le voile opaque pour les recouvrir il aurait sûrement ajouté une fissure à son visage, pour le laisser se craqueler, leur prouver à tous les deux qu’ils ne s’étaient pas donnés suffisamment pour enjamber le mur et s’il était de ces garçons courageux, Jack aurait donné un coup de pied en plein dedans, mais à la place il cherchait le mur à tâtons. Car depuis la battue, le vide était un ennemi sans pareil, il stagnait dans l’espace en attendant la chute, pris de toutes les angoisses. S’il était honnête il dirait que souvent, il oublie la dispute, il oublie le moment où très chaudes de regrets ses joues se colorent en synchronie avec celles d’Ange, et que son prénom a du mal à franchir le dernier rempart entre ses lèvres et le monde entier.

L’amour s’éteint, rejoint sa seule amante, l’obscurité, il ne s’attarde pas, il comprend, il est bien content que quelqu’un le lui dise.
« On peut dire ça… » Il lui accorde, soulevant le matériel pour le planter entre ses bras, il glisse lentement, le martèlement remplit sa tête comme l’évier d’eau quand sa mère se décide à faire la vaisselle pour la troisième fois de la journée, puis le bruit tourne, pour lui seul, il l’écoute qui interpelle l’instrument de leur fausse mort, celui qui lui a décoché un sourire, aujourd’hui, au bon moment. « …Ça a jamais été mon truc le timing. » Haussement d’épaules, il préfère ne pas poursuivre, il a déjà pris leur amitié pour acquise, rien n’était aussi simple.

L’amour était une question de timing. Trouver le partenaire qui danserait sur le même rythme, les pas qui se succèdent, les courbes qui s’entremêlent, les mouvements qui se succèdent comme une évidence, le papier-musique romantique qui se plie en accordéon. Malheureusement pour toi, le passé t’avait prouvé que, bien qu’étant une grande fan de musique, tu n’avais décidément pas le sens du rythme. Un pas trop tôt, une pirouette trop tard, une cheville qui se tord alors que la danse prévoyait d’être exceptionnelle. Peut être étais-tu trop pressée ? Tu avais voulu attaquer le tango alors que tu dansais à peine le twist. C’est pas grave Ange. Il suffit de ralentir la cadence.

Tes yeux s’arrêtent sur ce visage tâché de l’obscurité de la pièce. Ses aveux ont quelque chose de familier, ça résonne en toi comme ce sentiment de déjà-vu, ça te ferait presque sourire. Tes doigts quittent le bois abîmé pour glisser sur la joue de Kane, doucement. “On est deux, alors.”. Ca t’arrache presque un soupir, tes doigts retombent dans l’air, et l’agitation extérieur impose sa présence à travers la porte.

La lumière inonde la vieille cabane, la silhouette de Wesley se dessine enfin. Tes yeux ne le quittent plus, la nuit est bien installée et pourtant, tu baignes dans cette chaleur solaire que dégage le meilleur ami de Jack. Un pincement au coeur t’échappe, tu balaies d’un mouvement aérien ces graines de sentiments qui emprisonne ton palpitant, ce n’est qu’une question de timing. Et comme tu le disais, tu n’en avais jamais eu.

Tu assènes un coup à l’épaule de Lynch, punition pour ce piège fourbe, avant de finalement laisser la malice prendre place dans tes yeux. “Pour la peine, Kane a dit qu’il nous payait un milkshake !”. Un rire traverse ta gorge, tu regardes Jack en battant des cils, effronterie d’une demoiselle vicieuse. Un jour, il trouvera quelqu’un qui suivra ses pas mieux que toi, tu le sais. En attendant, tu n’es pas prête à laisser son amitié se dérober sous tes doigts de nouveau.