Camden pense n'avoir jamais connu que deux choses dans sa vie : la musique, et Aster Cove.
Il n'est pourtant pas né dans cette dernière : c'est à Portland qu'il a passé les premières années de sa vie. Il ne garde de cette grande ville que peu de choses, quelques images de grisaille, une grande sensation de froid une année plus féroce que les autres : c'est Aster Cove qui fait office de décor à l'ensemble de ses souvenirs d'enfant, d'adolescent, et peuple désormais son quotidien de jeune adulte, avec une force que Camden n'a pas encore réussi à comprendre pleinement.
C'est autre chose avec la musique. Il sent plus qu'il ne sait, comme doté d'un instinct affûté à ce sujet, d'où elle tire sa puissance, et comment elle imprègne jusqu'à la dernière pore de sa peau avec une impériosité naturelle. Il est né avec la musique, même s'il lui semble qu'elle était en lui déjà avant son premier souffle. Son père, avant sa mort, se plaisait à narrer à qui voulait l'entendre comment son fils avant de savoir marcher ondulait comme une vague aux premières notes de Debussy, comment avant de savoir parler il chantait déjà (
chantait, pas gazouiller, avec un rythme, une continuité, une mélodie) -c'était d'autant plus unique que ni lui ni sa femme n'était musicien. On soupçonne les gênes de sa grand-mère maternelle, violoniste de concert, d'avoir frappé à la conception de Camden. C'est d'ailleurs elle qui lui mit son premier violon entre les mains -ou plutôt elle qu'il força à lui offrir un vieux violon, après avoir dérobé et martyrisé le sien à plusieurs reprises.
Il ne se souvient plus des notes qu'il a tirées de l'instrument, lorsqu'il s'est produit pour la première fois ; il se rappelle uniquement des airs soufflés des adultes, et des yeux brillants de ses grands-parents.
Ce petit ira loin, avait confié son grand-père, sans se douter que sa prédiction se réaliserait, mais pas dans la direction qu'il avait espéré en cet instant.
Ils ont déménagé à Aster Cove, ville d'origine de sa mère, lors de ses huit ans. Son père est mort quelques semaines avant leur arrivée, de manière aussi brutale qu'anodine, emportant avec lui ses rêves de nouveau départ, de petite entreprise familiale et son amour pour la maison Foster, avec son immense tilleul et son premier étage rien qu'à eux. Camden se rappelle des larmes au milieu des cartons (vite séchées, avant qu'il n'entre vraiment dans la pièce), des silences lors du long trajet en voiture, de la formidable énergie de sa mère à se remettre à vivre, se forçant à déballer leurs affaires, à inscrire ses enfants à tous les clubs et les activités possibles, à affronter les paperasses avec une force incroyable. Camden a suivi ce mouvement vers l'avant à sa façon : il a fait pour sa mère du badminton, de la poterie, et surtout passé chaque fin d'après-midi chez sa grand-mère, à adoucir ce violon alourdi par la peine. Il a retrouvé dans la musique les sourires de son père.
A l'école, il a une scolarité en dents de scie (il a des résultats corrects quand il s'y met, mais préfère se consacrer aux notes de son violon qu'à celles du scolaire), une personnalité de discret indomptable, se trouve des amis dans les différentes strates de la hiérarchie établie. Camden évolue en transversal, fendant les limites tacites de la société, empruntant des chemins inexploités jusqu'alors ; il est vite fiché comme original (mais c'est normal, c'est un artiste!) et il ne continue jusqu'au lycée que parce que sa mère l'y pousse.
Sa grand-mère, son mentor de toujours, décède durant sa dernière année ; il ne reviendra pas au lycée, et se désintéressera un peu plus de ce qui n'est pas son violon ou sa mère.
On lui donne sa chance, passer ses SATs et intégrer une école de musique à Boston, mais Camden, s'il a participé et participe encore parfois à de larges concerts, préfère rester jouer à Aster Cove. Le son de son violon, dit-il, perd de son intensité sitôt qu'il sort de la ville. Alors la journée, il passe la journée dans sa chambre, à jouer, composer, écouter de la musique, méditer, ne simplement rien faire ; et la nuit tombée prend son vélo (et son violon) pour faire un long tour d'horizon, jouer là où il n'y a personne, ou parfois, dit-on, rencontrer d'anciennes connaissances, ou de nouveaux visages, très rarement.
Ces derniers temps, quelque chose change.
Parfois, entre deux notes, les cordes se tendent, et produisent un son inédit. Camden essaie de ne pas y payer attention, essaie de ne pas y voir un lien avec les événements étranges et les rumeurs. Ce n'est probablement pas grand-chose. Probablement pas.