молитвы † LESTER

Personne ne pouvait survivre seul aux hivers de l’Oregon. Pas sans une femme, un ami ou un frère. Le froid engourdissait les chairs, endormait doigts et orteils. Il n’y eut plus de bois à couper une fois novembre arrivé ; plus aucun courant à remonter. L’aube se regardait seule, loin des hauteurs sur lesquelles grappillaient les bûcherons au matin. La rivière était devenue brune, couverte d’écume et de feuilles. Lester laissa le temps au jour d’éclairer les bordures de pins derrière l’établi, craignant la morsure des gelées si bien que ses mains s’accrochèrent à la tasse qu’elles tenaient pour s’en protéger. Avec le temps il ne sentait plus les brûlures du café frais. Ses paumes s’étaient épaissies, dures et sèchent comme l’écorce des arbres qu’elles caressaient. Les gants n’y faisaient rien, il lui fallait toujours toucher le bois, et la blessure lisse d’un tronc ne fût pas moins la cause de l’état de ses mains que le climat intransigeant de cette contrée lointaine. L’Oregon fût sans clémence, humide en automne et sec en hiver. Quant à l’été, il passa chaque fois bien trop vite pour qu’ils puissent en profiter. Son frère en riait, fier de la vie qu’il s’était construite de toutes pièces, heureux d’échapper à sa ville natale et à ses conformismes. Lester gardait en lui le souvenir d’un aîné intrépide parti à l’autre bout des Etats-Unis, sans autre bagage qu’un portefeuille et un sac de voyage usé. Parti loin d’Aster Cove, et il finit par l’y rejoindre. Les paysages y paraissaient grandioses dans ses mots, l’existence paisible. Il y était resté six ans. Le travail occupait la majorité de leurs temps, l’autre n’était qu’une excuse pour boire les bières des garages et retrouver la même fille du coin. Tous espéraient trouver mieux que ce qu’une petite ville leur proposait, mais aucune femme ne viendrait d’elle-même s’enterrer ici s’ils n’allaient par les chercher en ville une alliance dans la poche. C’est ce que Jay avait fait. Puis quand une présence vint encore à manquer, il préféra cette fois convaincre son frère de le rejoindre. Heureux ensemble, avant que la maladie n’emporte son épouse peu avant le dernier hiver. L’un des plus longs. Lester vint investir sa maison, laissa ses clés derrière lui. Le printemps arrivé il s’en irait ; plus rien n’eut de sens après ça.

Aster Cove - Avril 1983

Il ajouta du lait dans son café. « Un vrai homme le boit noir ».
Sa mère avait vieillit, mais l’aigreur de ses mots persistait encore à froisser ses traits. Elle était en colère, l’accent russe au bord des lèvres et le regard fuyant. Non parce qu’il fût parti trop longtemps, mais parce qu’elle crut n’avoir plus jamais à attendre. Son mari l’avait laissée bien avant ses fils, et elle pensa longtemps que les élever les obligerait à rester. Malgré son amertume naturelle, les coups de cuillère qui laissaient des bleus sur le dos de leurs mains. Elle n’avait pas la patience d’élever deux garçons seule, ni celle de vivre dans un lit partiellement froid. Elle y était arrivée, et détestait à présent les savoir partis loin, détestait n'être plus rien. Rentré, Lester n’était plus son fils. Exalté d’une vie sans contraintes maternelles, cheveux et barbe mal coupés. Elle regarda la nappe s’assombrir lorsqu’il y déposa sa cuillère, essuyant une grimace que son visage ne savait taire. « Comment voulez-vous que je vous aime, si vous vous éloignez de moi ? »

La ville aussi portait sur lui un regard différent. Il avait grandi, bien qu’il fût déjà grand en partant. Les épaules plus larges et les mains abîmées. Le visage plus Russe, lorsqu’on n’accepta pas de le savoir changé. Il avait retrouvé sa chambre d’enfant le temps de trouver un travail et un logement ; enfouit son visage à l’intérieur des coussins pour se rappeler l’odeur du linge. Tous avaient changés bien avant lui. Les enfants étaient devenus grands, les adultes vieux. Il eut du mal à reconnaître sa mère derrière ses rides et ses cheveux blancs. Il eut même peur, le premier soir, de n’avoir su retenir sa vie avant qu’elle ne défile.

Aster Cove - Novembre 1983

Il observait son visage monochrome sur la brique de lait, résigné finalement à en servir dans sa tasse. Ses cheveux étaient noirs sur la photo. Elle paraissait différente. Elle n’était pas la seule à être absente, mais la seule bel et bien à lui couper l’appétit. Lorsqu'il crut à l'innocence d'une première erreur, et qu'il se convainc ensuite que le mal avait été fait. Elle était bien trop jeune pour qu'il dépose ses doigts sur elle ; bien trop jeune ensuite pour disparaître. Il s’en voulut un soir de penser que sa disparition put être une bénédiction, alors qu’il espérait souvent qu'une nuit soit la dernière. Elle était une enfant et cela fit de lui un bourreau. Sans mal, il l'avait pourtant mise en garde sur ce qui sommeillait dans les bois. Le chien avait pris l’habitude de se terrer au sol à l’orée de la forêt, ventre blanc dans la poussière et le dos teint d’obscurité. Lester l’avait vu un soir détaler entre les arbres, imaginant qu’un solitaire ivre ou des gamins ce soient amusés à l’effrayer. Puis les histoires se propageaient, se murmuraient à l’intérieur de lèvres à demi-scellées par la peur. Il continuait d'aller en forêt, et s’étonnait bientôt à chercher du regard une preuve, l’esquisse d’un cadavre entre les feuilles. Il se mit à craindre les rubans que l'on eut oubliés, les courbes semblables à des mèches rousses lui rappelant ses cheveux à elle.
La vieille Russe accusait le diable ; car selon elle la Foi avait déserté les Eglises. Elle lui susurra à l’oreille que Dieu ne pouvait protéger ceux qui se détournaient de lui. Et bien que Lester se demanda si elle parlait réellement de Lui, il se mit à craindre qu’elle eut raison. A se méfier des forêts, comme l’Oregon lui avait avant ça appris à le faire.