Avant mes frères et leur descendance, dans la famille Sheffield, on était charpentier de père en fils. Il fut donc normal que le paternel m’apprenne à moi, son aîné, les ficelles du métier et même ne me fasse reprendre l’entreprise familiale. Honnêtement ? J’aime ce métier. Je ne l’aurais peut-être pas choisi si on m’avait vraiment laissé le choix, mais à mon époque, on ne choisissait pas toujours ce que l’on faisait de sa vie. En tout cas je n’ai pas eu le choix mais ce n’est pas plus mal, au moins je n’ai pas eu à m’inquiéter de frais de scolarité ou bien de simplement savoir ce que j’allais faire de ma vie. Je laissais ces choix au reste de la fratrie et ils ont fait de belles choses, tous. Je sais que ce n’est pas l’avis de tout le monde, mais moi je les connais depuis qu’ils sont gamins, je les ai vu évoluer, et je peux vous dire, je suis diablement fier de mes petits frères. Ils en sont là parce qu’ils ont travaillé dur, ou alors ont su s’accrocher jusqu’à ce que ça fonctionne.
Alors effectivement, on a presque une génération entre mes frères et moi, vu qu’Anton a bien 19 ans de moins que moi et Christopher, bon sang ça me perturbe, 26 ans de différence ! Imaginez un peu, être déjà adulte quand on a un petit frère ou une petite sœur. Au moins, on me laissait un peu plus de liberté, vu que l’attention était surtout envers les deux plus jeunes. Par contre, vraiment, pouvoir m’occuper parfois de mes petits frères, leur montrer tous les trucs cools qu’on pouvait faire quand les parents ne regardaient pas, c’était génial ! Oui, même avec Anton, aussi peu causant qu’il est. On s’en fichait, je prenais soin d’eux quand les parents ne le pouvaient pas et que je n’étais pas en train de travailler non plus. Enfin, surtout Anton, car à l’arrivée de Christopher, j’étais déjà marié avec Julia, et c’était plus souvent elle qui gardait Chris quand on en avait besoin, couturière à son compte, elle travaillait surtout à la maison. Une aubaine, vraiment.
Ah ! Ma Julia. Paix à son âme. Entre nous, ce fut le coup de foudre. Enfin non, je ne vais pas dire ça. Disons que j’ai très vite fait impression auprès d’elle, mais de là à dire qu’elle est tombé sous mon charme tout de suite…On montait une charpente avec les autres de l’équipe, et moi en haut, quand tout à coup, patatra ! Un faux mouvement et me voilà au sol, les quatre fers en l’air ! Quand je rouvre les yeux, j’ai en face de moi un véritable ange, avec des cheveux bruns, certes, mais des yeux très bleus, et une petite mine inquiète à qui on donnerait le bon Dieu sans concession. A partir de là, notre histoire a évoluée, tranquillement à son rythme, et on s’est marié en 1933, je m’en souviens encore de ce mariage. On avait tout prévu, avec nos mères respectives aux commandes, ça dépotait, croyez-moi ! Bref, on avait tout prévu, sauf que rien ne s’est passé comme prévu. La robe de mariée a été abimée le matin même du mariage, ce qui a poussée Julia à porter une robe absolument pas prévue, d’un magnifique bleu canard, alors vous croyez quoi ? Je me suis trouvé la chemise la plus colorée que j’avais et je l’ai mise. On faisait une sacrée paire devant le curé et le maire. Quant au reste…Disons qu’on a pas mal dû improviser. Notre mariage n’avait rien à voir avec ce que nous avions prévu, mais malgré tout, il reste l’un de mes plus précieux souvenirs. Une femme avec un sacré caractère et des fois, aussi grand et large que je l’étais, elle m’effrayait. Elle avait ce don de vous faire avouer sans jamais hausser le ton…Elle aurait dû faire policier, mais elle préféré me menacer de cacher des épingle dans les coussins du canapé si je la contrariais.
La grosse contrariété de mes parents ? Que je n’ai pas eu d’enfant. Ce ne fut pas faute d’avoir essayé, sans compter qu’on s’entrainait à s’en occuper avant même d’en avoir à nous avec mes deux petits frères. Sans compter que j’adorais, et adore toujours par ailleurs, pouponner. Mais rien à faire. Puis la Seconde Guerre est arrivée. Je n’ai pas eu d’autre choix que de partir, dans la force de l’âge, robuste et ayant été tiré au sort surtout, laissant famille derrière moi et priant tous les saints de rentrer vivant de cette guerre. Rien n’était moins sûr après tout. Bon sang, tout ce que j’ai pu y voir dans cette guerre. Des images et des comportements qui ne me quitteront plus jamais. Quand je suis rentré au pays dans ma famille, je n’étais plus le même. Inquiet, a toujours regarder par-dessus mon épaule, les bruits qui ressemblaient trop à des déflagrations me font toujours sursauter, bien que ça ce soit calmé depuis le temps, les cauchemars…Et encore, ce n’est qu’une petite sélection dans tout ce qui n’allait plus chez moi. Je pense que sans Julia et le soutien du reste de la famille, je pense que ça aurait pu beaucoup moins bien tourner. Disons que pendant quelques années, le projet bébé a été mis en pause.
Les années passaient, mais, même quand on décida de retenter le coup, rien du tout. Alors on est allé voir des médecins et il s’avéra que je n’étais pas exactement capable d’avoir des enfants. La question du depuis quand se posa, cependant, le fait resterait le même, on voulut blâmer la guerre et ce que j’ai pu y vivre pour cela. Quant aux autres, on le leur cacha, pour le coup, ce fut une idée de ma femme. Elle était très fière, mais aussi très combattive. Elle refusait qu’on nous plaigne pour cela, et surtout, refusait qu’on ne m’impose le poids d’une honte qui n’avait pas lieu d’être à ses yeux. Alors pour cacher cela, on prétendait ne pas en vouloir. Ce qui étonna beaucoup de monde. L’excuse ? Qu’avec les années qui ont passées, avec nos travails respectifs, la guerre qui a eu ses conséquences etc…L’envie nous était passée. Ce qui ne nous empêcha en rien d’avoir beaucoup d’amour à donner et les principaux bénéficiaires furent les neveux et nièces qui sont nés de par mes frères. De vrais petits anges. Ou presque, mais dans tous les cas, on a toujours laissé notre porte ouverte pour ces petits dans leur enfance, Marlon en particulier, petit bout de chou discret s’il en est un. Je ne saurais pas exactement dire pourquoi lui plus que les autres (bien que les aimant et les accueillant peut-être même plus souvent que Marlon avec les ennuis de Christopher…), mais entre lui et moi, c’est comme si on se comprenait sans vraiment avoir besoin de parler. Je ne dirais pas qu’il me rappelle moi, ce n’est pas le cas, non en fait il me rappelle plus son père à son époque, alors je sais comment m’y prendre, c’est peut-être cela, allez savoir. Julia leur faisait toujours des cookies et autres douceurs pour quand ils venaient goûter ou qu’on allait les chercher à la sortie de l’école quand leurs parents avaient besoin que quelqu’un les garde. Ah ça, on leur en a fait faire des économies en baby-sitting !
Pendant des années la vie fut tranquille, mais comme le destin semblait s’amuser à nos dépend, Julia est tombée malade un beau jour et il y a dix ans, elle a quitté ce monde. Si vous voulez tout savoir, je pense que ça m’aurait détruit, littéralement, s’il n’y avait pas eu une chose, une seule : à l’enterrement de ma pauvre Julia, si toute la famille était présente, chacun gardait ses distances. Sauf Marlon. Du haut de ses neuf ans, il s’est approché de moi pendant la prière du prêtre et une fois à côté de moi, a pris ma main dans la sienne, sans un mot, juste un regard empli de tristesse et j’ai serré sa petite main dans la mienne, un vague sourire sur le visage. Si vous voulez tout savoir, c’est le fait de le sentir lui à mes côtés, ce rappel à la réalité que lui et ses cousins et cousines étaient encore là que j’ai évité la pente descendante. Ils avaient encore besoin de leur tonton ces petits gars-là. Pourtant bon sang ce que ça grandit vite ! Pourtant, je ne pouvais pas dire que j’allais bien pour autant. Chaque chose qui me rappelait Julia menaçait d’apporter son lot de larmes et de douleur, et ma réputation dans la ville a fait un bond vers le bas, m’étant renfermé sur moi-même envers la plupart des gens pendant une période (avant de remonter doucement la pente, même si je dois admettre qu’avoir la paix à cause d’un caractère un peu bourru à ses avantages, d’où le fait que je n’ai pas trop essayé non plus), mais à côté de cela, je tentais d’avancer malgré tout. Imaginez un peu, je me suis même mis à la pâtisserie pour que les enfants aient toujours des cookies quand ils venaient me voir. Bon, on va être honnête cependant, je suis très loin de ce que faisait ma défunte femme, en fait, je pense que si je n’avais pas un modicum de notions en cuisine (ce en quoi je m’en sors beaucoup mieux qu’en pâtisserie), je les aurais déjà empoisonné sans même le vouloir. Ah, et évidemment, je les accompagnais tous les ans faire la tournée d’Halloween, jusqu’à ce qu’ils considèrent qu’ils étaient assez grands pour le faire tout seul, tant pis pour eux. En parlant d’Halloween, je fais enrager mon médecin chaque année parce qu’il sait très bien que je suis à la limite de la crise de foie quand vient la date fatidique du 31 Octobre.
Quand je vous dis qu’ils grandissent trop vite, ces gamins. Un soir d’été, tranquillement assis dans mon fauteuil devant une VHS, j’entendis tambouriner à ma porte. Près à faire comprendre mon mécontentement au malheureux qui a osé me déranger à une heure aussi tardive, tout mon agacement s’envola en fumé quand je vis qui exactement frappait ma porte, Marlon et Laurie, l’un des enfants Thompson et meilleur ami de mon neveu. Je le connaissais presque aussi bien que je ne connaissais Marlon à force. A peine la porte ouverte qu’ils se réfugièrent chez moi me poussant à moitié du chemin. Je refermai la porte et mis en place les quatre verrous installés (en général je n’en met que deux quand je suis là, 4 si je pars pour plus longtemps que la journée mais vu la précipitation…prudence est mère de sûreté comme on dit), et me tournai vers eux. Là je les vis, leurs regards. Un regard qui disait en avoir trop vu et refusant pourtant de totalement y croire. Ils étaient beaucoup trop jeunes pour avoir ce genre de regards inscrit sur leur visage. Je ne dis rien, ne posa pas de question, les installant dans le canapé, une couverture pour chacun d’eux, une assiette de cookies et, après quelques minutes, deux tasses de chocolats chauds brûlant (si j’ai rajouté quelques goûtes de whisky dedans, croyez-moi c’est que ça ne pouvait que leur faire du bien). Je ne saurais pas dire combien de temps nous sommes resté là, eux prostrés avec leurs chocolats refroidissant doucement et moi à les observer, attendant la moindre réaction…Finalement, ils commencèrent à tout me raconter, cette chose qu’ils pensent avoir vu dans les bois etc. Je ne vais pas dire que je les crois, peut-être pas complètement, mais je veux bien admettre qu’il existe probablement plus que nous ne sommes conscient et surtout, je ne doute pas qu’ils aient vu quelque chose de terrible ce soir-là, surnaturel ou non, car ce genre de regard, on ne l’obtient pas en croisant quelque chose de normal.
Mais la vie continue, je suis juste plus attentif encore à ces deux gamins, n’hésitant pas à aller voir Laurie dans la boutique de son père dès que j’ai besoin d’un rafraîchissement de coupe, ni à aller dire bonjour à Marlon à la station service (quand ce ne sont pas eux qui viennent chez moi, ayant transformé ma cave en leur QG privé, bah, il vaut mieux cela que la laisser inutilisée). Si j’ai pris ma retraite de mon métier de charpentier depuis des années, je continue de travailler comme homme à tout faire de la ville, histoire d’arrondir les fins de mois. Et les disparus qui reviennent, un à un…
Cette histoire est étrange et je serais curieux de comprendre, moi aussi...
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