Elle avait toujours été bizarre. Etrange. Unique. Pas du genre "le vilain petit canard qui va devenir un magnifique cygne". Nope. Annabelle était et resterait un canard, un volatile dysfonctionnel, perdu au milieu de la faune d'Aster Cove, rare représentant de son espèce.
Ses parents n'étaient pas dupes. Mais ils aimaient profondément leur fille. Son intensité. Sa passion. Son regard qui s'animait et son éloquence rare qui se révélait lorsqu'elle pouvait parler de ses films préférés. Son intelligence unique, qui n'était pas faite pour les carcans de l'école. Sa bonté envers et contre tous. Tout ce que les autres refusaient de voir.
Eux ne voyaient que la gamine au regard fuyant. Aux cheveux sales. Aux vêtements débraillés et sombres. La gamine qui restait dans son coin et dessinait sur les feuilles de ses contrôles pour pallier à son ennui et à sa frustration. La gamine qu'il était si facile de faire marcher et encore plus de faire pleurer.
L'école fut l'enfer pour Annabelle. Elle aurait pu être une très bonne élève si ses professeurs avaient pris un peu de temps pour elle. S'étaient montrés un peu patients. Mais ils avaient déjà tant d'élèves : pourquoi se préoccuper de la fillette, qui devrait plutôt être en éducation spécialisée, malgré le refus catégorique de ses parents, alors qu'ils avaient des enfants
normaux et aptes à réussir en société dont ils devaient s'occuper ?
Annabelle fut abandonnée, laissée dans son coin. Seule dans la classe. Seule dans la cour de récréation. On lui faisait miroiter des amitiés pour mieux profiter d'elle ou se moquer de sa naïveté. On piétinait ses affaires fétiches. On riait de ses pleurs hystériques et de ses réactions disproportionnées. Et Annabelle subissait. Relevait la tête, quoi qu'il puisse arriver.
Parce qu'elle le devait. Parce que ses parents croyaient en elle, en ses chances. Parce qu'elle se savait intelligente, contrairement à ce qu'ils pouvaient tous affirmer. Ses parents l'accueillaient avec amour dans leur foyer, l'aidant à surmonter tout le reste. Tant qu'elle avait sa famille à ses côtés, elle pouvait tenir. Jusqu'à ce qu'elle se retrouve seule, bien malgré elle.
Annabelle était lycéenne. C'était jour d'exercice d'alerte incendie. Le son strident de l'alarme lui fit perdre ses moyens et plus encore lorsque ses camarades l'entourèrent, la violentèrent, se moquèrent d'elle. Tout ce bruit, toute cette agitation... Lorsqu'une main se posa sur son épaule, Annabelle réagit sans réfléchir, un pur instinct de défense.
Elle avait mordu, griffé, frappé. Sans réaliser qu'elle faisait face à un professeur. Une figure d'autorité, sacrée, suprême. Et pour cet affront, Annabelle allait payer cher. Très cher. La jeune femme peinait à se rappeler du déroulé exact des événements, mais, en très peu de temps, elle avait été internée. A 16 ans à peine.
Ses traitements, sa thérapie, rien ne visait à l'aider à supporter un peu mieux le monde qui l'entourait. Non, tout avait pour but de la
normaliser. Qu'importe son état, qu'importe les circonstances. Qu'elle soit présentable aux yeux de la société était bien plus important que son bonheur.
Ses parents se battirent, longtemps, très longtemps, pour la faire sortir. Ils dépensèrent presque toutes leurs économies et se résignaient à vendre leur vidéo-club quand la justice trancha finalement en leur faveur. A 18 ans, Annabelle leur fut rendue. Mais l'Annabelle souriante qu'ils connaissaient ne fut pas celle qui retourna chez eux.
Cette Annabelle était apathique, confuse, à peine verbale. Les émotions qu'elle manifestait étaient sauvages, violentes, incontrôlables. Elle n'était pas encore prête à regagner le monde extérieur. Alors, pendant que Mrs White tenait la boutique, Mr White, qui avait toujours eu une complicité bien particulière avec sa fille, entreprit de réparer les dégâts causés par l'internement.
Réduire la peur. Comprendre la colère et l'apaiser. Laisser les larmes couler et les mots se dévoiler. Combattre les symptômes de manque après l'interruption du traitement qui l'assommait à l'hôpital.
Progressivement, Annabelle revint à elle, retrouva le fil de ses pensées, perçut de nouveau le monde tel qu'il était. Elle était à nouveau elle-même : fièrement bizarre et définitivement décalée. L'Annabelle que ses parents avaient aimé envers et contre tous.
Hors de question que la jeune fille reprenne ses études. Elle qui était passionnée de films s'était montrée particulièrement enthousiaste quand ses parents lui avaient proposé de les assister dans leur travail au vidéo-club.
Si elle s'occupait principalement de ranger les rayons et de réceptionner les commandes dans un premier temps, elle joua bien vite les vendeuses, son enthousiasme et sa grande culture générale la rendant peu à peu incontournable pour la clientèle de l'établissement. Avec son zèle impeccable, Annabelle était une employée modèle. Débarrassée du poids de sa scolarité et de la pression de ses pairs, la jeune femme rayonnait.
Et puis il y avait eu tout le reste. La mort d'Amelia Pike. Les rumeurs bizarres qui circulaient. Ceux qui allaient jusqu'à l'accuser d'être responsable, ce qu'Annabelle encaissa particulièrement mal. Le soulagement quand le coupable fut trouvé. Puis une lettre étrange. Une vérité qu'on ne disait pas.
Annabelle était restée à l'abri de son vidéo-club chéri, sous la protection de ses parents, qui tendaient désormais à la couvrir un peu trop pour son propre bien et dont elle envisageait peu à peu de s'émanciper. A l'abri de la folie de ce monde. Une folie qu'elle n'identifiait pas exactement, mais qui, elle en était sûre, dépassait l'entendement...