(Ree) Tonight I want to give it all to you, in the darkness

Derrière les arbres les vagues de bleu descendent en mers absolument calmes, les grands sapins couvrent les bruits alentours et étoufferaient le moindre meurtre - si l’heure était au meurtre. - Il semblait que ce soir était pour les sensibles, ceux qui remuent la tête en écoutant Souvenir d’Orchestral Manoeuvres in the Dark, les doigts battant le rythme sur le volant de la BMW de Papa. L’agitation habituelle animait le Drive-In, les capots claquaient et les rires éclataient, le paysage se divisait avec des lignes tracées toutes blanches. Un petit gars au gilet rouge passait entre les caisses et demandait si quelqu’un voulait un Pespi-Cola mais tout le monde voulait du Dr. Pepper, et il ne comprenait pas pourquoi. L’écran était déjà installé, rien de projeté mais pas mal d’yeux braqués, naturellement curieux, naturellement enfants. Des têtes sur des mains, les mâchoires occupées à s’articuler et le ciel qui tombait tout délicatement, s’habituait à leurs mouvements trop lourds, trop bruyants, mais eux regretteraient seulement la nuit tombée: D’avoir parlé fort, d’avoir insulté leur employeur, d’avoir oublié de mettre le lave-vaisselle en route avant de partir pour le grand parking des beaux parleurs.

Alors ils mettront leurs petites mains sur les épaules de leurs copines en mâchant à tout va du chewing-gum, parleront de leur travail sans se souvenir qu’il auraient dû se présenter vers six heures là-bas. Et dans cette optique, un peu foireuse, un peu candide, Jack Spencer-Kane avait reconnu la bestiole rouge sur le côté, celle qui était trop petite pour être sous le projecteur du spectacle, celle qui se découpait pourtant parfaitement bien pour Jack, parce qu’il pouvait se garer juste à côté: La Volkswagen. En reculant le moteur vrombit et ses ronronnements sordides donnent à la scène l’air sentimental que ni Jack, ni sa victime ne voulaient lui donner, mais comme je disais plus tôt, l’heure n’était pas au meurtre.

Le pop-corn sur le siège passager de Jack laisse remonter des odeurs de sel et de beurre, il se laisse avoir par le tableau entier, les bagnoles alignées, la toile étirée, les rires fondant dans l’air comme le maïs gonflé qui se tient, là, dans un décor édulcoré. Il ne sait plus exactement ce qu’il avait en tête, peut être, seulement la chanson, peut être, Therese Wallis, quand les vitres baissées, il n’a que sa portière et la sienne, en séparateur universel. Jack sourit: « Is this seat taken? » - Ce siège est pris? -

La paume libre de Reese passe, impuissante, sur la tache de soda qui s'étend sur son jean. Elle parle, et ses mots lui semblent à la fois désuets, irréels, comme une bulle d'air muette qui se forme au fond de l'eau, à la fois empreints d'un sens, d'un ton nouveaux, comme si elle redécouvrait la parole après une plongée dans les profondeurs dont elle garde la trace sur ses lèvres, contre sa langue, jusqu'au creux battant de sa poitrine et de son ventre. C'est la cavalcade, comme si leurs corps étaient encore liés l'un à l'autre ; un instant, sensation fantôme, elle a l'impression que c'est le cas, que sa peau se fond contre la sienne et la transperce par le simple biais de l'air frais de l'habitacle. La pluie bat sur la carrosserie, s'abat à l'intérieur par les quelques centimètres actionnés par Kane, fissure ouverte, s'étirant imperceptiblement, entre les côtes malmenées de Reese. Un uppercut que les mots de Jack, en venant se lover contre son oreille, renvoient frapper sur la déchirure fragile.

Wallis, coureuse de fond, peine à récupérer ses effets. Sa contenance, ses airs tranquilles, ses sourcils barrés d'indifférence gisent à leurs pieds ; avant qu'elle ne puisse s'y pencher, il lui faut rendre le coup -ou la danse car leur confrontation n'en est plus vraiment une, combat arrangé où toute violence semble avoir disparu. « I am not sure this would have worked so well with Canada Dry. » Un sourire s'invite, furtivement au coin de sa bouche, chassé aussi vite par le pas nouveau qu'il incorpore à leur chorégraphie d'ensemble -elle se rend compte presque aussitôt qu'elle le connaît, pour l'avoir amorcé et pratiqué, déjà, sous la couche d'une conscience pétrie de fierté et d'angoisses. Soulevant le voile, allégé par leurs actes, Reese commence à apercevoir la vérité sous-jacente, perçue par le biais de signes et de sensations qui ont toujours, elle se rend compte, été là, ancrées dans sa chair. « Well, uh. » Détournant un instant les yeux, elle considère sa cannette meurtrie par l'arrivée brutale de Carey, signant le retour au temps, à l'espace, à une réalité alternative, repères chamboulés, couleurs vivifiées. « It was kinda... It was nice. » En se reprenant, elle hausse les sourcils, les rabaisse, lève le regard vers le jock en jouant, du bout de l'index, avec l'opercule de la boisson.

Son visage brûle -il ne fait que ça depuis que Jack y fait brûler des flammes honnêtes, décapant la crasse des mauvais départs et des non-dits mortifiants. Tandis qu'elle le regarde, que le décor s'efface lentement au profit des pupilles noires, la suite se presse sans son accord contre ses lèvres. « We should uh... » How 'bout a kiss? La forme s'efface au profil du fond, remontant à la surface ; le go home s'y dissout et révèle plutôt : « Can we kiss again? » La langue de Reese retombe, insensible aux tentatives d'explications et aux plaisanteries qui se dessinent, l'abandonnant là à une honnêteté crue devant laquelle elle se sent minuscule.

« I know, I was there. » Assurance du débutant, il a de la terre en paillettes sur les genoux pas possible à ce stade de garder le squelette intact, Jack a eu l’air surpris quand le tout a fondu, il cherche les tapis de sol. Devant sa question il a épinglé le brillant de ses yeux à sa bouche. Le vide dans les poumons, Kane veut avaler l’information mais elle est passée de travers comme une gorgée de Mountain Dew l’aurait fait avant le sacrifice. Enfoncé dans le siège passager, il ne la regarde pas mais de son profil, elle est capable de lire ce qu’elle veut. Les filles rattrapent la bouche de Kane quand ils s’installent à l’avant de la voiture, il peut les voir passer un long moment à étaler du gras sur leurs lèvres, pour il ne sait quelle raison. Ça le fascine, ça n’est pas la question. Celle de Therese revanche, comme la toute fin d’un concert, plongés dans le chaos du silence après batterie sur basse, ils songent, le coeur en émulsion à la suite, à l’encore. Il ne veut pas y penser, c’est que c’est plus fort que lui, elle l’a comme applaudi. Et il n’était pas fier, Jack. Pas fier du tout. La chanson avait percé dans les enceintes jusque lui ouvrir la tête pour en sortir un coulant bonheur, mais il savait qu’il n’avait pas été le meilleur. Alors il se demandait, pourquoi l’encore. « You know when you’re playing the Atari… » Tout le monde n’a pas d’Atari dans le salon, Jack, le vrombissement de son corps lui donne envie de lancer une partie. « …and your character gets stunned, so he’s passed out? » Ses mains se posent et se superposent avant qu’il explique: « Yeah I kinda feel like that. »

Les secondes tombent sur la Volks, non c’est la pluie, combien de gouttes, il ne peut pas compter. Jack aurait l’air bizarre, c’est pour ça qu’il criait une minute! après le retour de Beatrice, il fonçait vers la salle de bain, s’installait à côté du lavabo, laissait son corps gérer l’implosion, recommençait. Jack aimerait dire à Reese, avec le diminutif oui, il aimerait dire qu’il ne comprenait pas ce qu’il se passait, parce qu’il était à vif. Il avait été le gosse énergique, tâtant la balle à la moindre occasion, il parlait avec se grande gueule qu’on disait belle, il était d’accord pour suivre le rythme. Là il n’était pas sûr de tenir le choc. Un coup de jus dans le parcours ravagé des flammes, et tout de suite, quand son regard glisse, Therese le fait rire.

Il s’esclaffe, il est sidéré d'avoir ri vraiment, le tumulte stoppé net quand finalement il la voit, la cannette entre les mains, qu’il attrape histoire de prendre une gorgée de ce qu’il reste. « It definitely tastes better after it’s been spilled all over… See… » Son nez touche le sien puis il imagine, à un centimètre près, il pourrait la combler. Dans l’ordre ça ferait: Le premier baiser, après tous les autres prouve qu’ils ne vont pas rentrer à la maison de suite, le deuxième espère rattraper les précédents, au troisième, Jack peut entendre la meilleure partie du concert, quand il oublie que son soda préféré est le Canada Dry. « Sorry I was just, imagining... kissing you. »

En cherchant à presser le bouton du distributeur dans l'espoir qu'un autre baiser tombe sur ses lèvres, Reese a en réalité appuyé sur les craquelures de Kane, qui a ressemble maintenant, avec sa gestuelle mécanique et son rire détonnant, à un automate cassé. C'est de sa faute, trop rapide, trop pressée de les consacrer au pied de l'écran en flammes quand quelques jours plus tôt ils s'envoyaient des avions de papier dans la tête devant le petit poste de télévision du club. La digue bâtie par son père, maçon d'émotion reconnu pour sa douceur, a tenu bon chez Reese ; chez Jack, la lame créée par le séisme a balayé la rive sans rencontrer de résistance. Reese reçoit une claque, devant les dégâts provoqués par le cataclysme -enlisée dans le miel où baigne son cœur, elle constate, impuissante, ce qu'elle aurait pu leur éviter en restant à terre.

Retrouvant ses vieilles habitudes, déclenchées par l'état d'urgence décrété dans son crâne, il valse, accroché au bout d'une corde -la danse habituelle, deux pas en avant, trois en arrière. « Kane », commence-t-elle, mais il est déjà sous son nez avec un nouvel enchaînement, battant une musique qui éclate en un degré élevé de rouge sur les traits gênés de Wallis. Les piques bien senties, l'ego surdimensionné, le rire -les parades de Jack font immanquablement mouche, exacerbées par le contraste entre elles et la douceur de la bouche d'où ils découlent. De nouveau face aux anciens démons, un doute la saisit. Est-ce qu'elle s'est fait avoir ?

« Listen... » Reese pose ses paumes bien à plat sur le volant, cherche à maintenir son calme quand l'éventualité de s'être fait avoir sur toute la ligne -jusqu'où ?- lui court-circuite les neurones. « Er, let's call it a night, okay ? I think that's enough. » Sa gorge est comme prise dans un étau. Elle sent l'embarras glisser contre sa langue mal assurée, jusque dans ses chaussettes Wonderwoman, heureusement dissimulées dans ses Converse trempées. « Maybe it's better, you don't look that good. » Une honte furieuse sur les joues, Reese fait marche-arrière. Elle offre même un sourire contrit à Kane, pour faciliter la tâche et les dédouaner, enfin, de la tournure de cette soirée. Qu'ils rentrent vite pour fermer les yeux et enfouir leurs têtes dans un oreiller sentant la maison, et se réveiller, demain, comme si rien, ou presque, ne s'était passé. Pas de baiser, pas de sourires électriques -pas de rejet cuisant et de Jack renfilant ses vieux vêtements tristes.

- Look, I’d take you home but I’m drunk so… if you could… maybe drive? I’ll make it up to you Wallis and wash your clothes— obviously. Since I— Long soupir, ruined them. Le mince filet de bave s’accroche à l’avant-bras de Kane, dans son dos une sueur l’attrape et le rend spongieux, il tousse et crache dans la terre sèche du terrain de la distillerie. Il ne pensait pas s’applaudir d’avoir joué au chat et à la souris pour tenter de garder la veste de Wallis le plus longtemps possible et dans le faisceau de lune, un mince reflet illumine la précieuse relique. Au moins il n’aura pas lâché sa bile de fêtard raté dessus. Sur le terrain la voiture de Jack a l’air d’un réplique alléchante de cinéma, à bord de laquelle les héros filent vers le nord à la fin, lui piétine sur place et sa tête bloque sur Wallis. Des éclats de lumière bondissent dans sa tignasse, il a encore le coeur en quadruple cacophonie à cause de la bête, celle qui a ruiné la fête.

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- Okay. Il aurait préféré voir une de ces bestioles tomber droit sur le capot de la Volkswagen, ça lui aurait évité de patauger en plein délire. Un bon coup de griffe en plein dans sa figure à la Kan-Spencer et… L’accent de Reese condensé de sincérité et de bas volume, comme si il avait été réglable à l’aide d’une télécommande appelle Jack. Jack suit ce qui se passe dehors et il revient parfois vers elle. Alors tous les deux manquent les départs enchaînés des clients, l’agitation près de l’écran, des filets de pluie en train d’attraper au vol les derniers moments de plaisir au goût familier de caramel, Jack passe la langue sur ses lèvres, il n’aime pas le Mountain Dew. Aimera-t-il un jour le Mountain Dew?

Il espère qu’en rentrant à la maison, il y en ait une bouteille au frigo puis il se dit que sûrement les billets verts seront coincés sous un vase rempli de fausses fleurs sur le comptoir de la cuisine pour le consoler d’avoir trouvé les compartiments vides. Vouloir boire du soda, voilà qu’il se trouvait ridicule à échafauder des plans aussi anodins; Aller jusque la supérette, acheter le format deux litres. Jack se frotte les yeux, ses doigts tapent sur le tableau de bord, Therese Wallis aurait sans doute fichu la plus grosse raclée à son petit désespoir, si elle avait su que ça le touchait, alors, parce que dans ses chaussettes à l’effigie d’une héroïne de comics, Jack n’avait pas de doute. Ça lui allait de boire du Mountain Dew pour elle.

Le fils des Kane attrapait le sourire envoyé par Wallis au vol et il allait se planquer dans les poches de sa veste, sans vraiment chercher à. A son âge il avait trouvé une fille, assez pétillante pour que le sucre lui remonte à la tête, il s’était sorti des vertiges d’horreur pour tanguer dans les maladresses de sa co-pilote de lycée. Inconsciemment, Jack savait qu’il avait quoi, deux, trois ans de retard? Et l’image embourbée de ratages de Wallis, et bien peut-être que ça suffisait pour l’instant, peut-être n’était-ce que partie remise. Okay, yeah— I’m fine, it’s just— Jack secoue la tête, chassant les bouts de colère en train de lui grimper dessus. Nevermind.

Il dû mettre un coup de coude dans la portière pour l’entrouvrir, les libérer d’un commun accord qu’il n’avait pas tant eu envie de signer que ça. Thanks for tonight and the pop-corn and well... the other things. Les prunelles de Jack essayent d’enregistrer Therese dans un petit coin, histoire de remplir les silences qui suivent. And the uh, two awesome kisses.

Frein au sourire quand il s’étouffe sur la dernière phrase. Drive safe.