(théodore) rainstorms in my knees

La caissière de la petite supérette parisienne louche, terrifiée, sur le canon du revolver pointé vers son front. « File le fric, j'te dis! » Le ton est sec, venimeux, mais au fond, le jeune homme qui tient l'arme doit être aussi effrayé qu'elle. « Dépêche-toi, j'ai pas que ça à faire! » Elle est complètement figée, ce qui met Théodore en colère. Il passe par dessus le comptoir et pousse la jeune femme qui ne doit pas être plus vieille que lui pour accéder à la caisse. Il remplit son sac à dos de billets, c'est son ticket pour quitter cette famille qui ne l'a jamais vraiment aimé, ils seront mieux sans lui, et vice versa. La place du cadet n'a jamais été facile à tenir, entre son aîné trop parfait à qui tout semble réussir, et son petit frère qui mérite un autre héros qu'Alexandre et son arrogance ou Théodore et ses magouilles. Il en a marre de voir la honte dans leurs regards, et préfère disparaître. Mais ce n'est pas avec son maigre salaire qu'il va trouver un moyen de tout quitter. Alors aux grands maux, les grands remèdes. Il était sûr de lui, en entrant dans la boutique. Mais il a oublié de vérifier une chose essentielle avant de lancer le braquage. Il n'a pas regardé dans l'arrière boutique. Le tenant de l'endroit chuchote au téléphone, caché derrière des étagères. Bientôt les sirènes retentissent dans la rue. « Merde. » Il lance un dernier regard plein de haine à la caissière avant de passer son sac sur son épaule. La panique, vicieuse, s'insinue dans ses veines comme un poison. Il sort de la boutique par l'entrée, et enchaîne les erreurs. Il se met à courir, ce qui permet à la police de le repérer encore plus facilement. Après une course-poursuite de quelques minutes, Théodore se fait tacler au sol par un agent.

« Tu vas faire quoi, quand tu seras sorti? » « Hmmm? » Théodore fronce les sourcils, tire une taffe sur sa cigarette et détourne le regard de sa fenêtre striée de barreaux vers son compagnon de cellule. Il sait parfaitement que fumer est interdit dans l'enceinte de la prison, mais il est loin d'être le seul à le faire. Il faut croire que même les gardes ont baissé les bras. « Tu sors bientôt, pas vrai? » Il expulse un nuage de fumée. « Ouaip. » « T'as pas pensé à ce que tu feras, après? » Théo hausse les épaules. « Chais pas. Voyager, peut-être? J'aimerais bien voir du pays. » « Mais t'as pas d'argent, Théo. » « C'est pas un problème. Je ferai du stop. Je me ferai inviter grâce à ma belle gueule. » « Faut arrêter de croire que ta gueule d'ange peut te sortir de toutes les situations, mon gars. » Le blond sourit, amusé. « Ca a marché jusqu'ici. » dit-il, l'arrogance feinte transpirant par ses pores.

Mais les rêves et la réalité sont bien différents. Théodore passe sa première semaine de liberté à traîner dans les bars. Inconsciemment, il cherche la personne qui pourrait l'emmener loin d'ici, sans jamais oser demander. Ce soir-là, un homme s'assied à côté de lui au bar. Il est bien habillé, propre sur lui, il respire la richesse et l'élégance. Tout l'opposé de Théodore, en somme. Pourtant, porté par l'alcool, il décide de lui adresser la parole. Il découvre que l'homme est américain. Théo ne parle pas un mot d'anglais mais ça ne l'empêche pas de faire passer son message. Par chance, son interlocuteur parle plutôt bien français. Il s'appelle John Harrington, il est pharmacien en vacances à Paris. La soirée avance, les verres se vident, et les liens se créent. Ils ont bien plus en commun qu'ils ne l'auraient jamais cru. John lui propose de l'emmener avec lui en Amérique. Théo, ivre et n'ayant plus rien à perdre, accepte sur un coup de tête.

C'est ainsi que Théodore est arrivé à Aster Cove il y a de ça dix ans. John lui a trouvé un travail comme garde forestier, le jeune français tombant à pic car le prédécesseur venait de prendre sa retraite. Discret, il l'était, encore plus qu'à l'heure actuelle, se mêlant rarement à la population. Il n'avait pas les moyens de communiquer, de toutes façons. Doucement, mais sûrement, il s'est tout de même mis à marmonner quelques mots d'anglais, afin de se débrouiller tout seul sans l'aide de John. Aujourd'hui son accent français a presque disparu, sauf bien sûr, quand il le fait exprès. La vie semblait enfin lui sourire, il avait trouvé une routine, il se sentait dans son élément, et tant qu'on ne lui cherchait pas des noises, tout se passait bien.

Et puis il y a deux ans, elle est arrivée et son monde s'est vu chamboulé. Au départ, quand il a ouvert la porte à son frère, il n'a pas tout de suite compris ce que ses yeux lui montraient. D'abord, il n'aurait jamais cru voir Hugo à Aster Cove. Ensuite, il est resté cinq bonnes minutes à fixer la gamine alors que son frère tentait de lui expliquer la situation. Il avait du mal à se faire à l'idée que c'était Isaac, sous ces longs cheveux noirs et tout ce maquillage. Il ne l'avait jamais vraiment vu, le gosse, sauf sur quelques photos, mais il était persuadé qu'il ne ressemblait pas à ça. « Tu m'écoutes, Théo? » « Hein? » Il a cligné des yeux, et regardé son frère. « Je dois laisser Ange ici un moment, c'est plus prudent. Je t'enverrais de l'argent chaque mois. Tiens, je te donne déjà ça. » Hugo lui a tendu une liasse de billets, que Théo a attrapé. Il a soudainement semblé beaucoup plus alerte. L’appât du gain et des fins de mois moins difficile était un concept bien plus simple à saisir. Il a épluché la liasse afin d'en estimer le montant, puis affiché une moue plutôt satisfaite, avant de la ranger dans la poche de sa veste en jean. Peu importait, au final, si Isaac voulait s'habiller en femme, tant que l'argent rentrait dans les caisses.

Chaque soir où Ange montait dans sa voiture, elle semblait de plus en plus irritée. Jusqu'au jour le proviseur ne l'a même pas laissée entrer en cours. L'impulsivité de Théodore refit surface et il s'approcha tout près du dirigeant de l'école, entrant dans son espace personnel dans le seul but de l'intimider. Il parla d'une voix sourde, renfonçant sa colère au fond de sa gorge à grands coups de sabots. Il y avait du monde autour, il ne pouvait pas se permettre de se montrer trop violent. « Ecoute moi bien. Ange, elle a le droit de porter ce qu'elle veut. Ca change rien à ta journée, si? On s'y fait, au bout d'un moment, fais-moi confiance. Toi et moi, on sait très bien que si elle ne peut pas s'habiller comme elle l'entend, elle va tous nous faire vivre l'enfer. Tu le sais ça? Mais c'est pas ce qui devrait t'inquiéter le plus. Non... Non, c'est de moi que tu devrais avoir peur. »  Le proviseur déglutit, Théo lui tapota le torse avec un petit sourire « Je savais qu'on pouvait s'entendre. » Il repartit d'où il était venu, croisant Ange sur le chemin, lui bougonnant un 'à ce soir' à peine intelligible.