(flashback) Let them eat cake • EVIE

 « Je suis à vous dans une seconde ! » La clochette de l’entrée vient de sonner ; Andrea pousse la porte de la cuisine grande ouverte de son épaule. Ses bras sont chargés de boîtes aux tons pastels : roses, jaune, mauve, corail, et même un joli vert menthe qu’il a extirpé des placards. Il n’a pas vraiment l’oeil pour les couleurs, mais s’il était sur le point de se marier - ou si le grand jour approchait -, Andy aurait eu envie de douceur au milieu du stress et des préparatifs. Il n’était pas certain que cela conviendrait à Evie. À dire vrai, toute cette idée de gâteau mariage le rendait plutôt nerveux. Non pas que cela ne lui fasse pas plaisir de s’en charger, bien au contraire - sa mère lui avait laissé carte blanche pour gérer l’affaire et se contentait de le conseiller sur les goûts et de l’aider pour les décorations, sa spécialité. Non, Andrea était vraiment ravi de réaliser ce gâteau pour Evie, mais il avait un peu peur de se louper. De ne pas réaliser le gâteau parfait, de ne pas trouver le parfait accord de couleur, les parfaites fleurs, bref, la perfection.

« Ah, c’est toi ! J’étais en train de sortir les gâteaux. On en a préparé cinq, pour le moment, mais si ça te convient pas on pourra discuter d’une nouvelle combinaison. »    Andy dépose les boîtes, pour éviter de les faire tomber, et s’essuie les mains sur son tabliers. Un instant, il écarquille les yeux avant de secouer la tête en souriant. « Désolé, je te dis même plus bonjour. Bonjour, donc. Comment vas-tu ? Je te sers quelque chose à boire ? » Il n’est pas mal à l’aise : Evie est une de ces clients sympathiques qu’il est toujours ravi de voir entrer dans le Sweet Tea, mais son esprit est à la commande. Au mariage, qu’il imagine parfait ; aux clients qu’il ne veut pas perdre, pour sa mère, pour le salon de thé. Andrea balaie tout ça d’un grand sourire et s’affaire pendant qu’Evie s’installe.

Teo, sa soeur, s’agite elle aussi en salle - elle n’a pas cours et aime autant que lui passer du temps au salon. Il l’alpague, un instant, pour lui demander de se charger encore un moment des clients - le salon est calme - et revient à Evie. « Comment tu te sens ? Tout avance comme tu veux ? » Alors qu’il dispose les cinq boites sur le large comptoir devant la jeune femme, toutes carrées, toutes encore fermées. Il les ouvre en l’écoutant, dévoilant les différentes couleurs, les fleurs joliment découpées dans la pâte à sucre. « J’imagine qu’il y a tout un tas de choses à gérer… Entre la cérémonie, la réception et le reste, il y a de quoi faire. » Cinq assiettes rondes, propres et brillantes, trouvent leur place devant les boîtes, ainsi que des cuillères et un verre d’eau - pour rincer le goût et déguster à nouveau. Julia se charge normalement des mariages et des grandes occasions, mais il l’a vue faire et copie, au détail prés, son  rituel.

« Avec un peu de chance, l’affaire du gâteau sera bientôt réglée. » Armé de son large couteau, Andrea coupe une part de chaque gâteau et les dépose dans leurs assiettes respectives, soigneux de ne pas abîmer leurs décorations et de laisser voir les différents étages. Concentré, il en oublierait presque les autres clients qui, bien que peu nombreux, créent un fond sonore de murmures et de rire. « Qu'est-ce que tu préfères : déguster à l'aveugle ou connaître les goûts avant ? »

 « Mais non c’est pas beaucoup ! Enfin je sais pas, mais je voulais que t’es le choix, et si tu as envie tu peux même en proposer plusieurs à tes invités ! » Son sourire à moitié gêné éclaire la salle un instant et il hausse les épaules en retenant un rire. L’air presque paniqué de la jeune femme a quelque chose de comique, mais il n’aimerait pas se retrouver à sa place - il ne pourrait pas, techniquement, n’ayant pas encore la possibilité de se transformer en papa hippocampe. « Je te fais ça tout de suite. On a reçu de nouveaux thés verts, tu vas adorer. » Andy ne dit pas qu’il ne lui proposera pas un thé noir, chargé en théine, excitant dont elle n’a certainement pas besoin maintenant - vu le stress qu’elle semble subir et la petite chose qui grandit dans son ventre. Il s’affaire, la laissant s’installer en lui lançant, de temps en temps, un coup d’oeil amusé. L’eau remplit la petite théière, sortant brûlante de leur vieille mais large machine italienne - avant, Andrea n’en avait pas autant sur les thés, les cafés et autres boissons chocolatées dont il est devenu maître. Il met le thé à infuser - un vrai thé, pas ce truc immonde que l’on trouve dans les supermarchés, en poudre et en sachet - et dépose le tout devant la serveuse, laissant échapper un rire à sa réponse. « Je pense que c’est possible, mais il vaudrait mieux garder ça pour dans quelques années. »

La mention de Camden lui fait lever les yeux, brièvement, de sa tâche - le couteau s’enfonce dans le dernier gâteau et, comme toujours, Andrea sourit, comme toujours, quasiment imperturbable pour qui ne le connaîtrait pas. « Je suis sûr que tout va être parfait. Qu’est-ce qu’il vous reste à faire ? Au moins, tu peux être sûr qu’après aujourd’hui, la question du gâteau sera réglé, on se charge de tout, et même de te le livre. » Voire de le découper et de le servir, si Evie en a besoin, mais Andrea la laisse choisir - c’est son mariage et il doit, à tout prix, répondre à ses envies. « Alors ce sera la surprise ! Mais j’ai pas dit de manger tous les gâteaux d’un coup hein, on prend une part et son goût… » Son air sérieux ne tient pas longtemps, son sourire ne peut que réapparaître, au Sweet Tea, avec Evie, devant un tas de gâteaux dont il est, tout de même, assez fier. « Je blague, évidemment, tu manges ce que tu veux, c’est fait pour ça. De toute façon, j’ai les recettes, donc les restes seront livrés chez toi en fin de journée, comme ça Walter pourra goûter lui aussi et vous aurez qu’à voir si vous êtes d’accord. » Andrea lui adresse un clin d’oeil et attrape une cuillère pour lui, bien décidé à dégustera avec elle.

« Eh, une robe ça se modifie hein ! Bon tu n’as certainement pas besoin de ça en plus du reste, mais on dit pas non à du gâteau. » D’un geste taquin, Andrea pousse la première assiette vers elle. La part, bien droite, porte un glaçage blanc décoré de fleurs roses en sucre délicat - un camaïeu de roses, en réalité, du soutenu au pâle. Le coeur du gâteau est délimité en étages nets, tantôt génoise aérienne d’un ton clair, et crème blanche, brillante, tentante, où sont incrustées des framboises presque fraîches. Le jeune homme la regarde faire, prendre la cuillère et oser une première bouchée. Ses sourcils se froncent légèrement, affichant sa curiosité, son stress léger, l’attente de son avis. Quelques secondes s’écoulent - il ne veut pas gâcher la surprise, ne veut pas lui dire de quoi il s’agit avant qu’elle n’ait devinée. « Celui-ci, c’est le plus léger, à mon sens. Génoise nature et framboise avec une crème à la vanille bourbon. C’est peut-être un peu trop léger, d’ailleurs, qu’est-ce que tu en penses ? Toutes les décorations peuvent changer, si jamais tu en préfères une plutôt que l’autre. »

 « Tu rigoles, c’est moi qui suis content de préparer ton gâteau de mariage. Et puis ça me fait un sacré entraînement hein, c’est un challenge comme on en fait pas. » Andrea esquisse un nouveau sourire. Il ne ment pas, même si c’est un plaisir d’être chargé d’une telle tâche. Il a abandonné depuis longtemps l’idée d’avoir une autre carrière - l’ambition de retourner à l’université, de trouver un travail à Boston ou ailleurs, de devenir quelqu’un. Julia lui répète sans cesse qu’il est déjà quelqu’un, qu’il est un frère et un fils, qu’il a un travail, qu’il a des capacités, des qualités, des défauts… Que tout ça, cet ensemble, ce conglomérat de caractéristiques qu’il semble parfois oublier, font de lui ce quelqu’un qu’il a parfois tant envie de devenir et qu’il pensait trouver à l’université. Andrea n’est pas aveugle, pourtant : il n’y a pas passé beaucoup de temps, à la fac de Boston, mais il n’ait pas certainement que ses camarades y ait déjà trouvé un chemin, ou qu’ils en trouvent un, un jour. Le jeune homme secoue toutefois la tête, chassant l’image de Boston à l’automne de son esprit, et laisse échapper un éclat de rire à la remarque d’Evie. « Ça serait dommage de gâcher, quand même. J’enverrai Teo pour dévorer les restes, si vous avez du mal. » L’idée même de sa petite soeur, si réservée, se présentant chez Evie l’amuse beaucoup - et il aurait franchement aimé qu’elle soit là pour pouvoir la taquiner.

Evie rayonne et éclaire toute la boutique de sa joie communicative. Andy s’accoude au comptoir et la regarde, les yeux remplis de ces petites étincelles dont certains lui parlent, parfois. Il la regarde, alors qu’elle déguste la crème du doigt et de la cuillère, avant d’hausser les épaules - et de rire, encore une fois. « Ah mais je m’en fiche moi, j’ai fait les gâteaux, maintenant vous vous débrouillez ! » Walter Bishop, le fameux. Andrea ne le connaît pas, pas vraiment du moins - il connaît mieux Evie qui est devenue une véritable habituée et qui passe régulièrement les voir pour déguster sur place ou emporter un de ces favoris. Il est toutefois heureux pour elle : Walter est certainement un type bien, même si Andy garde ses distances avec le jeune shérif. « D’ailleurs, vous voulez savoir si savoir le sexe du petit bonhomme avant la naissance ? Ou vous préférez la surprise ? » Aurait-il une idée en tête ? Peut-être bien - peut-être que Julia a évoqué l’éventualité d’un cadeau de naissance, d’un gâteau, d’un petit quelque chose pour marquer le coup et pour célébrer, mais il n’en dira pas plus, même sous la torture.

« Ne lui fais pas trop de compliment, Evie, ça va lui monter à la tête. » Julia Ferretti pousse la porte du salon de thé, des paquets plein les bras et Andy, qui n’a pas eu le temps de répondre à Evie ni même d’enlever la crème qu’il a sur le nez, fait rapidement le tour du comptoir pour venir l’aider. « Maman ! Qu’est-ce que tu fais là ? Je croyais que tu devais rentrer ? » Alors qu’il attrape les paquets, prêt à les déposer en cuisine, Julia lui adresse un geste vague de la main. « Je ne voulais pas louper la future mariée - et future maman ! Toutes mes félicitations Evie ! » Et voilà que Julia étreint la jeune femme avec toute la chaleur de la famille, tandis qu’Andre aperçoit dans le reflet de la vitrine la tache de crème qui orne son nez. Il la chasse rapidement du dos de la main tout en rangeant les accessoires qui viennent d’arriver, les décorations, les napperons et les serviettes ajourées. « Evie vient de goûter le gâteau vanille-framboise. On vient juste de commencer. » « Personnellement je trouve qu’un mariage sans chocolat n’est pas un vrai mariage… » Tout en adressant un clin d’oeil à la future maman, Julia attrape les sacs restants et disparaît derrière la porte de la cuisine. Son fils laisse échapper un soupire mi-vexé mi-amusé. « Elle vient de gâcher ma surprise. » En parfait présentateur télé - ou serveur de salon de thé - Andrea se place derrière la deuxième assiette et la pousse légèrement vers Evie. « Tout chocolat ! Génoise chocolat - légère hein, j’ai pas envie de tuer tes invités - et crème deux chocolats avec des inclusions de pépites de chocolat noir histoire que ça croustille un peu. Le troisième c’est aussi chocolat mais la crème est au caramel, et on a rajouté une couche de caramel liquide histoire de changer un peu. »

 « Ah je crois que si un jour ça m’arrive, j’aimerais bien avoir la surprise. Mais en même temps, c’est pratique de savoir, je sais pas, pour la décoration, pour les vêtements… Enfin, chez nous c’était pas vraiment important, Teo a fini par piquer mes vêtements plutôt que de mettre les siens. » Comment la petite Teo était tombée sur le carton de vêtements pour enfants, Andrea n’en avait aucune idée. La gamine avait fini par enfiler une vieille salopette trouée dans laquelle son grand-frère, des années plus tôt, avait fait les quatre cent coups - elle ne l’avait plus jamais quitté par la suite, évidemment. « D’ailleurs, vous devez déjà avoir tout ce qu’il faut, mais si vous avez besoin de quelque chose vous pouvez passer à la maison, hein. » Il entend, dans la cuisine, sa mère confirmer ses dires et bien sûr qu’il rit, Andrea, quand on parle de son ventre, qu’il ne voit pas grossir comme celui de son père à l’époque. « Ne parle surtout pas de ça devant Walter, j’ai pas envie d’avoir de problèmes avec la police hein, je tiens à ma voiture. À mon vélo aussi, d’ailleurs », ajoute le garçon avec un rire, imaginant le shérif débarquant dans son salon de thé pour lui régler son compte. Il ne connait pas vraiment Walter, n’ayant eu affaire à lui qu’à son arrivée. Andy ne peut dire pourquoi Walter et lui n’ont jamais pu dépasser le stade de simples étrangers : peut-être est-ce ce quelque chose d’étrange qui l’entoure, ce truc qu’Andrea est incapable d’identifier et qui l’oblige à se méfier. C’est son instinct qui lui dit d’attendre, quand il voit Bishop dans un magasin, d’attendre pour entrer, de ne pas s’y frotter. Evie est heureuse, pourtant, et tout le monde dit que Walter sait faire son travail, qu’il sait ce qu’il fait. Andy sourit, prêt à parler de chocolat et de ganache et de génoise, prêt à rire à nouveau et à laisser tout ça de côté, lorsque ça commence.

C’est la lumière, qui baisse et qui remonte, qui baisse à nouveau. Ils ne sont pas habitués à ça, au salon : les plombs ne sautent jamais, sauf en cas de vraiment très mauvais temps, ce qu’ils n’ont eu que rarement depuis leur arrivée. La galerie marchande a été bien équipée et on ne voit jamais un magasin sans lumière, la grille baisée, un automate qui déraille, une caisse qui ne marche pas. Tout fonctionne, ici, n’est-ce pas ? Alors pourquoi est-ce que ça recommence ? Parce qu’elles continuent, les lumières, baissent et remontent, baissent et remontent comme si de rien n’était. Andy n’entend pas la première question d’Evie, ou s’il l’entend, il ne sait quoi répondre. Il ouvre la bouche, la ferme, l’ouvre à nouveau et un ange passe. Un ange, ou quelque chose d’autre, quelque chose sur lequel on ne peut pas mettre de mots. La main d’Evie sur son bras le fait sursauter et il la regarde, un instant, avant que la musique ne change. Il ne sait pas quoi faire : il devrait certainement bouger, aller jusqu’à la platine, la remettre en marche, mais l’instant passe et il se tient là, derrière le comptoir, figé. La peur le tient au ventre d’une main serrée - ce n’est rien, pourtant, évidemment que ce n’est rien. C’est peut-être une autre piste, non ? Il est certain que non, il le sait, qu’il n’y a pas de chansons de ce genre sur le vinyle, qu’il n’y a rien d’aussi étrange, d’aussi… ancien.

On les regarde, un instant, depuis le reste de la salle - les clients n’ont pas bougé, certains n’ont pas même cessé de parler. « Non… Normalement, non. » Il déglutit mais se force à sourire, bien que faiblement. De son autre main, il tapote doucement la main d’Evie, qu’il voit bien agitée. « Je vais changer le vinyle, on sait jamais. Tiens, bois un peu d’eau. » Il lui sert un verre bien frais avant de s’essuyer les mains sur son tablier et de faire le tour du comptoir. Il adresse quelques mots, en passant, aux autres clients, affichant une décontraction qu’il ne ressent pas, malgré le retour de la lumière et de la musique. Il s’excuse aussi, Andy, car ils ont été dérangé au milieu d’une phrase ou d’une bouchée - même s’il n’y peut rien, qu’il n’y est pour rien. Quand il arrive à la platine, il se hâte de retirer la galette et de la remettre dans sa pochette. Il lui semble que ses doigts ne seront jamais assez rapides pour cette tâche. Il jette un coup d’oeil en direction d’Evie qui ne touche plus aux gâteau et qui garde la main, protectrice, sur son ventre. En la voyant comme ça, il plaque sur la platine quelque chose de doux, de calme, et revient, tout aussi rapidement vers sa cliente. Posant une main sur son épaule, un instant, il la prévient de son retour, de peur de la surprendre et reprend sa place derrière le comptoir sans salive quoi dire, pendant un instant. Doit-il parler des gâteaux ? Doit-il rire de l’événement ? Evie semble si perturbée qu’il n’est pas capable de faire semblant : ses sourcils se froncent et il pose une main, réconfortante, sur son poignet. « Tu te sens bien Evie ? Tu es un peu pâle. » Il n’ose pas dire pourquoi - demander pourquoi - alors il affiche, au coin des lèvres, un pauvre sourire mais un sourire tout de même. « C’était bizarre, non ? Si tu ne te sens pas bien, je peux te ramener et te livrer les gâteaux en fin de journée. »