Le souci avec les enfants qui ont des facilités, c'est que les parents ont tendances à croire que tout est inné. Peu importe les difficultés que le môme rencontre, on continue avec la pression, avec les attentes, parce qu'un enfant qui a des facilités, ça donne le droit de se vanter, ça donne accès à un sticker pour l'arrière de la voiture qui dit "my kid is an honor student". Le souci avec les enfants qui ont des facilités, c'est qu'ils s'habituent à tout savoir faire immédiatement, à tout faire avant les autres, mieux que les autres. Quand viennent les premières frustrations, les premiers blocages, ils réalisent qu'ils n'ont jamais appris à persévérer et qu'ils ne savent pas échouer.
Chez les Yancey, il n'y a pas une mais deux filles dans ce cas là. Cecilia, d'abord, avec ses innombrables récompenses, ses flots, ses médailles, ses prix en tout genre... Cecilia et son aisance avec les gens, son sourire constant, sa compétitivité saine, sa grâce. Et puis il y a aussi Sophia. Un peu moins facile à vivre, un peu moins élégante dans ses victoires. Sophia et son complexe d'infériorité, son besoin maladif de prouver sa valeur, son côté peste, son sale caractère. Au fond, les deux soeurs se valent, gamines surprotégées par une mère trop présente et trop investie, toutes les deux jetées dans plus d'activités qu'elles n'ont de doigts pour les compter. Toujours faire mieux, toujours viser plus haut, ne jamais rien lâcher. Du paraître aux résultats, toujours, encore, s'acharner pour dominer.
De son enfance, Sophia garde des souvenirs un peu amers. Des jouets parfaitement rangés, des cheveux toujours peignés, une gifle envoyée sans douceur aucune un jour où elle était revenue avec ses genoux tâchés d'herbe. Ce genre de débordement n'était pas accepté chez les Yancey. Ils venaient de la ville, après tout, et puis avec l'argent du père, on s'attendait à un certain standing. C'était une chance d'avoir une famille pareille dans le voisinage, surtout qu'à Aster Cove, il ne se passe jamais rien et que les différentes fêtes organisées par la matriarche servent un peu de boutique à cette perfection tant convoité. De quoi distraire les gens, leur faire oublier ce coin un peu flippant, un peu à l'écart de tout. De quoi, aussi, oublier les tristes nouvelles. Longtemps Sophia s'est convaincue que les disparitions n'en étaient pas. Dans son ennui, elle imaginait les concernés en train de se barrer, de quitter ce coin un peu sordide, un peu oublié du monde, un peu bizarre, un peu trop froid. Trop jeune pour avoir connue autre chose, elle ne s'est jamais pourtant réellement sentie chez elle à Aster Cove, comme si quelque chose de malsain rôdait dans les parages. C'est du moins ce que les commérages laissaient entendre et il n'était pas rare que sa mère se plaigne de sa vie ici, regrette l'ailleurs qu'elle, elle avait pu connaître. "Regarde ça" disait-elle, pointant les lampes qui parfois se mettait à clignoter "Ces arriérés ne sont même pas fichus de moderniser les lignes électriques" parce que ça ne pouvait être que ça, qu'un problème technique.
Le souci avec les enfants qui ont des facilités, c'est que ça s'arrête à un moment donné. La pression les rattrape. Parfois, c'est anodin ou presque. L'été où Cecilia s'est rebellée, elle s'est teint les cheveux et s'est fait percer le nez. Elle ne garde de ça que quelques photos peu flatteuses et une petite cicatrice sur la narine. Parfois, en revanche, ça va plus loin. Pour Sophia, ça a été plus sournois. Elle s'est accrochée à l'idéal parental, elle n'a rien voulu faire pour stopper sa propre descente aux enfers. Avec le recul, elle n'est même pas sûre de l'avoir vu venir. Les attentes, les responsabilités, les tâches s'empilant sans que la liste de choses à faire ne semble jamais s'amoindrir. Après quelques crises de larmes dans la bibliothèque, penchée sur ses livres, refusant pourtant d'admettre la moindre détresse, elle s'est retrouvée sur le parking derrière le lycée, à glisser un petit paquet de billets dans la main d'un de ces gamins peu recommandables, enfants de gens eux-mêmes peu recommandables, de ceux qui traînent, toujours, sans qu'on sache pourquoi et qui prolifèrent dans le mal-être et les angoisses des citoyens lambda.
Sur la boite échangée contre la petite liasse verte, il y avait écrit Ritalin SR. Le médicament n'était pas vieux, seulement quelques années sur le marché et pourtant sa réputation n'était déjà plus à faire. Amphétamines réservées aux hyperactifs, le comprimé avait pour effet secondaire d'aider à la concentration et de stimuler les cerveaux n'ayant pas besoin d'être apaisés. Une drogue légale quand on pouvait se procurer une ordonnance, une drogue quand même, surtout lorsqu'on l'achète en secret. Les résultats sont immédiats, c'est la beauté de la chose. Plus besoin de dormir, plus besoin d'arrêter de travailler. On peut enchaîner les bouquins, les essais, les cours de piano, de danse, les clubs en tout genre. On se sent invincible, c'est beau et puis ça s'écroule sans crier gare. Du jour au lendemain, une dépendance psychologique se forme. Il n'y a pas de manque physique, non, c'est plus pernicieux. Sophia a vite réalisé qu'elle avait besoin de continuer à en prendre pour pouvoir tenir la cadence, pour être à la hauteur.
Son petit dealer s'est retrouvé à court, pourtant, sans doute parce qu'Aster Cove, ce n'est pas Chicago et que l'approvisionnement est aléatoire au mieux. Elle a crié, ragé, elle a cassé un truc, elle a même menacé de le frapper, de le balancer à la petite brigade de flicailles pas bien effrayante du coin mais ça n'a rien changé. Sans prévenir, sa solution s'est barrée et plutôt que de ralentir, elle a paniqué et elle a tout envoyé voler. Les premiers jours, elle a refusé de sortir. Elle a joué la carte de la maladie, s'est réfugiée dans son lit. Ses parents se sont vaguement inquiété, ont foutu ça sur le départ de Cecilia à la fac, ont déclaré que ça allait passer et qu'elle n'aurait qu'à rattraper les cours perdus. Et puis les quelques jours se sont transformés en une, deux, trois semaines et elle est finalement sortie de sa torpeur pour essayer de reprendre son rythme. En vain. Impossible. Le charme s'était rompu, l'envie d'être parfaite était passée. Sans savoir comment, elle s'est retrouvée face à une réalisation brutale : la perfection n'est rien, sa vie est à chier, elle n'a aucun souvenir du lycée qui n'implique pas un livre...
Elle s'est retrouvée à regarder avec envie ses camarades, ceux ne souffrant pas de la moindre angoisse vis-à-vis de l'avenir, ceux contents de leur sort, avec des vies sociales, des amis, des soirées, des souvenirs. Verte de jalousie, se sentant volée, trahie par une entité sur laquelle elle ne pouvait coller d'autre visage que celui de sa mère trop impliquée, elle a décidé de rattraper le temps perdu. Première fête d'adolescent, première cuite, premier baiser. Avec le petit dealer, espérant peut-être qu'ainsi le séduire pourrait le motiver à lui trouver les précieux cachets, parce qu'après tout, malgré la débauche soudaine, elle aurait bien retrouvé sa routine, ses œillères.
Le souci avec les enfants qui ont des facilités, c'est qu'ils partent très vite, trop loin et qu'ils ne peuvent pas forcément en revenir. De première de la classe, elle a brièvement viré fêtarde, perdant sa motivation et sa virginité dans la foulée. Seize ans, plus de direction dans la vie et puis la mauvaise surprise, l'horreur absolue, la peur viscérale. Ses règles qui ne viennent pas, le test acheté en secret, le résultat morbide. Acte de décès de son innocence, de sa jeunesse, grossesse surprise à annoncer aux parents.
Emma est arrivée quelques mois après. Sans que son père ne daigne prendre des nouvelles de Sophia, pourtant clairement enceinte, clairement jugée, clairement ostracisée. Emma est arrivée et son grand-père s'est barré sans vraiment le faire, sa grand-mère s'est enfermée dans ses idées bien arrêtées. En la voyant tomber dans les cachets, ceux pour dormir, ceux pour se réveiller, Sophia s'est dit qu'en effet, l'addiction devait avoir une certaine hérédité. Petit à petit, la famille s'est écroulée en même temps qu'elle s'est élargie. La maison a arrêté d'être parfaitement entretenue, le paternel est de plus en plus resté dormir au boulot, jusqu'à transformer l'annexe de son étude en un pseudo appartement qu'il squatte dorénavant.Cerise sur ce bordel, Cecilia est revenue, avec ses sourires et sa perfection, ses mensonges aussi. Elle a lâché la fac, n'y arrivant plus mais elle prétend n'être là que par souci pour sa famille, sa petite soeur, sa nièce.
La rentrée approche, l'angoisse aussi. Retrouver les gens, les regards de travers, voir les anciens camarades avancer vers leur senior year, être encore coincée avec les juniors. Devoir laisser Emma toute la journée, devoir supporter les autres, essayer de remonter la pente, vouloir à nouveau tout lâcher. Heureusement qu'il y a d'autres rumeurs, d'autres préoccupations, heureusement qu'il y a plus inquiétant que les commérages à son sujet. Elle hésite presque à se réjouir et à vrai dire, quelques trucs commencent à la déranger. Déjà, quand elle a entendu les voisines discuter en la toisant, lançant que les filles faciles finissent souvent par le payer. Elle s'est souvenue d'Alicia Jackson, disparue quelques années plus tôt, elle aussi engrossée au lycée. C'est l'ambiance du coin, de toute façon. C'est pesant, c'est lourd, toutes ces choses étranges qui s'enchaînent sans qu'on sache pourquoi, les gens qui se cassent, qui reviennent, les néons qui clignotent, l'impression d'être observée... Elle se dit qu'elle est parano, qu'on la regarde juste de travers parce qu'elle a pondu un enfant hors mariage, avant même d'avoir terminé le lycée. Mais il y a plus que ça, elle commence à en être sûre, à se demander si c'est bien judicieux que de rester ici, les bras croisés. Il y a les murmures, les rumeurs, elle ne veut pas y prêter attention et puis de toute façon elle est traitée comme une paria alors ce n'est pas comme si elle avait accès aux potins les plus frais mais le brouhaha qui s'élève l'angoisse. Ils parlent de monstre, d'un truc vivant dans la forêt.
Le souci avec les enfants qui ont des facilités, c'est qu'ils s'attendent à ce que toute la vie se passe sans accroc, seulement voilà, la vie, c'est pas comme ça. Des gens disparaissent, des bruits s'élèvent dans la nuit, on se retrouve sans perspective d'avenir, avec un môme sur la hanche et une mère qui prend ses vitamines avec un martini dry dès huit heures le matin. On se retrouve à regarder bêtement un garçon qu'on déteste mais qu'on voudrait bien pouvoir aimer, à supporter une soeur trop parfaite, à se demander si un jour, tout va pouvoir rentrer dans l'ordre, redevenir parfait... Comment espérer, ceci dit, quand le monde autour de vous se barre littéralement en sucette ?