Quand Andrea traverse Aster Cove sur son vieux skateboard, l'idée lui vient qu'il ne connaît personne. Il a bien croisé quelques jeunes de son âge mais il ne parle qu'à des personnes âgées et à des gamins - les clients habituels de la pâtisserie que sa mère a décidée d'ouvrir dans la galerie marchande flambant neuve. Il faut dire qu'il n'a guère de temps pour les civilités : réveil 5h, plusieurs heures en cuisine, quelques autres de service, parfois des livraisons, un coup de main pour les comptes... Et puis il y a sa soeur, à aller chercher à l'école, à faire manger, il y a les histoires qu'il faut lui lire, quand leur mère est trop occupée.
Le rythme s'est imposé tout seul, au cours des dernières années. Andrea en est, quelque part, étrangement satisfait. Être aussi occupé ne laisse plus de place au doute - il est si fatigué le soir quand sa tête touche enfin l'oreiller qu'il n'a plus le temps de penser.
Il saute d'un trottoir pour rouler au bord de la route - il n'est pas bien sûr d'avoir le droit, mais il ne veut pas gêner le groupe de vieilles dames qui se balade à quelques mètres. Décidé à profiter de ses quelques minutes d'air frais avant de retourner à la pâtisserie, Andrea ajuste sur son casque sur ses oreilles et lance la cassette. Son walkman forme une drôle de protubérance dans la poche de son jean, mais il ne s'en sépare à peu près jamais - comme de son paquet de cigarette, malgré les remontrances de sa petite soeur.
La voix de Freddie Mercury explose dans ses oreilles et Andrea s'époumone un bon coup sur
I want to break free. Il sait bien qu'il chante beaucoup trop fort, et s'excuse d'un petit signe de la main - et d'un grand sourire - aux grand-mères en goguette. Il a un truc avec Queen. En fait, il a un truc avec la musique, ces derniers temps. Andrea est sur terre depuis vingt-un ans, mais il est persuadé que les chansons n'ont jamais été aussi bonnes, aussi entraînantes, aussi géniales que ces dernières années. Et s'il n'était pas debout sur son skateboard, il serait certainement en train de se dandiner.
La musique, un truc que son père ne supportait pas.
Il a moins mal, quand il pense à lui ces derniers temps. Où est-il, d'ailleurs ? À Rome ? À Gênes ? Ou en vadrouille quelque part en France ? Andrea est à peu près sûr qu'il a déjà refait sa vie, et qu'il a acheté un nouveau restaurant - il a surpris sa mère, un soir, au téléphone avec une amie, et ses oreilles ont un peu traînées. Lui qui n'arrivait pas à tenir une affaire correctement semble enfin s'en sortir au pays et Andrea est content. Au moins, si tout fonctionne pour son père, il est sûr de ne jamais le revoir. Parce que c’est à cause de lui que tout a déconné, quand il s’est tiré deux ans plus tôt. C’est aussi à cause de lui, que sa mère a traîné dettes et dépression pendant des mois et qu’Andrea a dû abandonner l’université. Il ne le regrette pas - c’était la seule chose à faire -, mais cela ne l’a pas empêché d’être en colère, pendant un moment. Vraiment très, très en colère.
Et puis, est-ce que c'est pas un peu ridicule, pour un type qui n'a jamais mis les pieds en Italie, de vouloir tout à coup retourner vivre au pays de ses ancêtres, avec la mama et compagnie ? Quand on laisse sa famille derrière, et les dettes d'un commerce mal géré, Andrea considère que c'est une sacrée saloperie.
Il secoue la tête et monte le volume. Sa mère l'attend pour prendre le relais au service - la petite pâtisserie fait aussi salon de thé - et il pousse un bon coup pour ne pas être en retard.
Non, Andrea ne connaît pas grand monde à Aster Cove, mais déménager n'était pas une si mauvaise idée. La vente de l'appartement de Boston a essuyé les dettes, sa mère a retrouvé le sourire, et sa soeur semble déjà parfaitement intégrée. Il y a bien un truc qui gratte à l'arrière de son esprit, depuis qu'il a entendu les rumeurs. Il n'a pas vraiment osé demander, tout nouveau qu'il est, mais il y a un truc, là, dans l'air, un truc qui pèse sur la ville, et Andrea n'est pas certain de vouloir connaître la vérité.