Que será, será (Jolene)

Et tu te demandes : comment faire reculer l'inéluctable ? Ta mère perd la boule, tu observes sa longue descente aux enfers avec impuissance et tu te persuades alors que tu finiras comme elle. C'est une prophétie, une peur irrationnelle qui forme ton corps et forge tes cauchemars. Parfois, tu effleures ton front en faisant travailler ta mémoire, juste pour te rassurer. Non, tu n’es pas encore en train de dérailler. Tu répètes alors inlassablement le nom des rues que tu traverses pour te rendre sur ton lieu de travail, ceux de tes professeurs depuis la nursery school et de tes camarades en observant les photos de classe jaunit par le temps. Plus de trois quarts d’entre eux ont quitté la ville aujourd’hui mais toi, tu es restée. On croyait pourtant en ton potentiel, tes bulletins n’étaient pas mauvais et tes notes satisfaisantes. On faisait souvent l’éloge de ta bonne conduite bien qu’on regretta que tu sois si discrète. Tu aurais pu obtenir une bourse et partir comme la plupart des jeunes le font mais tu n’as pas bougé.

Tu te défends en prétextant que tu n’as pas eu le choix. La maladie dégénérative de ta mère venait d’être diagnostiqué et ton père était incapable de gérer seul cette situation lorsque tu as été diplomé. Lui, le petit pharmacien planté derrière le comptoir du Drugstore d’Aster Cove, voyait la vie qu’il avait pris tant de temps à bien ranger, voler en éclat. Alors tu as aidé ta mère, d’abord, puis finis par la remplacer lorsqu’elle-même se perdait dans les rayons de son propre établissement. Adam, ton frère, ne voulait rien voir et avec toute la mauvaise foi du monde persistait à croire que tout allait pour le mieux tandis que ta sœur, Gaby, était trop jeune pour comprendre.

Tu tentes de te convaincre que tu ne leur en veux pas. Après tout tu n’as jamais eu de passion, ni d’idées précises de quoi faire de ta vie. En l’absence de motivation, tu laisses les autres décider à ta place. Tu n’es pourtant pas du genre commode. Quand tu veux, tu te montres brutale et présomptueuse. Tu es plutôt du genre solitaire, ton regard naturellement noir en dissuade plus d’un de s’approcher de toi, le ton de ta voix est tranchant, un peu vulgaire, on est en droit de se méfier de toi autant que tu te méfies de tous les autres. Tu n’es pourtant pas façonné avec de la méchanceté, mais tu es bien trop arrogante pour ton propre bien. Tu en as conscience, mais c’est confortable de se protéger derrière tout ça, et ton confort, tu l’as toujours privilégié. On aura du mal à te le faire dire mais tu le penses pourtant très fort : tu es un peu lâche.

Alors évidemment, ici, on te connaît. Ca fait bientôt vingt-huit ans que tu sillonnes la ville dans ton pick-up aux couleurs éternellement indéfinies. Tu es une enfant d’Aster Cove, la gamine du gérant de drugstore, pour toujours. Les années passent mais rien ne change, même dans ton comportement, ton attitude, tout reste en place comme si tu refusais le temps qui défile. Les autres entretiennent autour de toi l’illusion que rien n’évolue autour de toi. L’état de ta mère ne s’améliore pas, il ne s’améliorera jamais. Elle reste à la maison et ne parle presque plus, elle sourit parfois mais la plupart du temps, elle se tient immobile, le regard dans le vague. Frère et sœur ont fait leur vie et n’ont jamais osé faire de commentaires sur tes choix, ça les arrange après tout que tu te sois sacrifié pour eux et si Adam se montre parfois irrévérencieux, il connaît les limites qu’il a intérêt à ne pas franchir.

Toi, tu n’as pas laissé fleurir d’amour, tu as le cœur un peu sec. Ça fait pourtant des années que tu te donnes à Robby ce type à la gueule cassé qui sent l’essence, ce rustre qui ronfle deux secondes après l’amour et ne sait pas plus que toi définir ce qui vous lie. En riant à moitié vous dites que vous avez une relation sacrément merdique. En vous abandonnant vous pensez souvent plus à votre plaisir qu’à celui qui se trouve en face et c’est moins l’attraction que le dépit qui vous à jete dans les bras de l’autre. Pourtant tu ne peux plus te passer de sa peau, tu sais que tu es foutu si un jour il se décide à mettre fin à votre histoire ou décide d’y changer quoi que ce soit. T’es bien là, ce serait bête de prendre le risque de tout gâcher.

Des fois tu penses au psychopathe d’Aster Cove, parce que tu es intimement convaincu qu’il y a un tordu dans le coin. Tu ne donnes aucun crédit à ses histoires de monstres tout droit sortie de cterreurs infantiles, tu crois en une hystérie collective, à une histoire stupide à laquelle pour une raison qui t’échappe beaucoup veulent croire. Tu cherches à rationaliser, tu as toujours été comme ça. Tout ce qui échappe ton contrôle te terrifie en réalité. C’est pourquoi tu as toujours refusé de boire, par exemple, et sûrement les habitants d’ici ferait bien d’en faire de même. Tu préfères donc croire qu’un fou s’en est prit à Amelia Pike et, parfois, quand tu fermes boutique, tu as l’impression qu’il est juste derrière toi. Il n’est pas rare que tu t’imagines mourir dans d’atroces souffrances, tu ne l’expliques pas, c’est un fantasme terrifiant qui te hantes. Et puis tu penses que si on s’en prenait à toi aujourd’hui, tu partirais avec toutes tes fonctions motrices élémentaires…

Mais la vie continue. La vie doit continuer. Pourtant tu te demandes encore, comment on se rend compte quand on la loupe ? Quand elle est loupée, d’accord, c’est fait. Mais quand on est en train de le faire ? Il t'arrive alors d'avoir toi aussi le regard dans le vague et l'air passablement inquiet, comme si, le temps de quelques secondes, tu prenais conscience que tu passais à côté de la tienne. Mais alors tu balais cette idée et t'affaire à ton travail. Tu as toujours fait comme ça, et tu continueras ainsi tant qu'on te le permettra.