Voilà de longs mois que Logan voyage. Il parcourt l’Amérique dans son grand van retapé. Seul, à l’exception des soirs dans les bras de femmes ou d’hommes de peu de vertu, il passe ses journées sur les routes à conduire son véhicule. Il ne vit pas de grand-chose. Quand l’argent vient à manquer, il s’arrête dans une grande ville et travaille au noir en tant que tatoueur. Rien n’aurait pu le prédestiner à une vie aussi précaire et originale. Est-ce vraiment une envie de voyager, ou plutôt de fuir ?
Il y a quarante et un ans de cela, Logan voyait le jour dans une petite clinique de ville, à Tampa, en Floride, à la grande fierté de ses deux parents. Il était inespéré, après de longues années à essayer à avoir un bébé, on ne l’attendait plus. Né en pleine guerre, il ne se rappelle pas de ses premières années dures et éprouvantes pour ses parents. Il se rappelle en revanche du décès de son père, six ans plus tard, emporté par un arrêt cardiaque foudroyant. Logan se souvient des pleurs de sa mère, incessants. De sa propre incompréhension quand on lui a dit que son père ne reviendrait pas. Il se souvient également de l’enterrement, des gens en noir tout autour de lui, de la tristesse omniprésente.
Il a donc grandi avec une mère veuve. Par conséquent, l’argent n’a jamais abondé dans leur foyer. Mais grâce à la persévérance de sa mère et de sa bonne réputation, elle a réussi à garder son fils à l’école, jusqu’à ce qu’il soit en âge de rejoindre l’armée. Logan garde de bons souvenirs de son enfance. L’odeur des pancakes, les bisous sur le front de sa maman, ses nombreux amis et son intérêt pour les jupes des filles ont rythmé une enfance paisible sous le soleil de la Floride. Au collège, Logan n’était malheureusement pas un bon élève, ni en écriture, ni en mathématiques. Mais ses talents se révèlent vite aux matières plus manuelles.
C’est donc sans surprise que le jeune homme à peine majeur s’engage en tant que mécano dans l’armée. Il passera de longues années à servir pour son pays en retapant et en assemblant divers véhicules de l’armée. On ne l’a jamais déployé en dehors des États-Unis, pour une quelconque guerre. C’était sur le sol américain qu’on avait besoin de lui, et ça lui convenait bien. C’est lors de son service qu’il va rencontrer un tatoueur. Bon dessinateur, Logan s’intéresse fortement à cet art encore très récrié par les bien-pensants. Il se lie d’amitié avec ce tatoueur, et apprend les techniques de tatouage à ses côtés.
Cependant, en sortant de l’armée, Logan a déjà vingt-sept ans. Voilà quatre ans qu’il fréquente cette adorable jeune femme, Anna, infirmière dans la base militaire de Tampa. C’est sous un palmier, les pieds dans le sable, que Logan lui demandera sa main. Logan et Anna se marient un an plus tard, et rêvent d’une vie de famille calme et rangée. Logan retape des voitures en ville durant la journée, tatoue le soir ses anciens camarades de l’armée. Grâce à ses efforts, ils parviennent à se payer une jolie petite maison, parfait nid d’amour pour leurs enfants à venir.
Sauf que les enfants ne viennent pas. Les années passent, sans succès. Anna s’impatiente, en devient malade d’angoisse, s’en arrache les cheveux. Logan ne veut pas penser à l’impensable, espère un bébé miracle. Et pourtant, le couperet tombe à l’âge de ses trente-cinq ans. Logan est allé à l’hôpital. Il est stérile. La chute de son couple est inévitable. Anna demandera le divorce peu de temps après. Elle aime Logan, mais veut des enfants.
C’est seul et profondément blessé que le colosse vieillissant retourne chez sa mère. C’est à son tour de s’occuper de sa petite maman, qui semble rapetisser au fil des années. Fine et frêle, elle garde toujours son sourire si chaleureux. Sa santé faiblit, et bientôt, elle n’arrive plus à marcher toute seule. Son grand garçon prendra bien soin d’elle, jusqu’à ce que sa vie ne soit plus que souffrance et attente de la mort. Ce soir, Logan s’en rappelle comme si un fer rouge lui avait imprimé directement le souvenir dans le crâne.
***
Une nuit de tempête, de pluie incessante, de vent qui fait ployer les palmiers d’ordinaire si droits et fiers. Il est au chevet de sa mère, et lui caresse doucement sa main si fine. Elle respire, mais difficilement, douloureusement. Ils ont déjà parlé de la fin. Les médicaments ne l’aident plus, ne font que prolonger une agonie inutile. Logan sait ce qu’il doit faire pour redonner le sourire à sa mère. Il saisit doucement le chapelet et le place dans la main de sa mère, lui embrassant les doigts.
-Je t’aime, maman. Ferme les yeux. Sa petite maman le regarde affectueusement une dernière fois, et ferme docilement les yeux. Des larmes roulent le long des joues de son fils, mais le colosse saisit fermement un oreiller. Il est temps. La petite mourante n’émettra pas un seul gémissement, ni un soupire. Pas un petit geste pour l’en empêcher. Elle partira paisiblement, pour rejoindre son mari.
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Une semaine plus tard, Logan quitte sa Floride natale dans un van spacieux. Il veut voir le monde avant de devenir trop vieux. Ou peut-être fuir sa maison familiale bien trop étouffante à présent. Ses économies en poche, Logan débute son voyage à trente-huit ans. Il parcourt de nombreuses routes américaines, voit la folie citadine, la torpeur campagnarde, la majestueuse nature. Il devient tatoueur à temps plein lorsqu’il s’arrête en ville. Il aime ce métier, mal vu mais pourtant si passionnant. Il s’amuse dans les bars, danse comme il n’a jamais dansé, goûte les lèvres fortes des hommes. Il fait de mauvaises rencontres, mais son entrainement militaire et sa stature colossale le protège de la plupart des maux.
Enfin, sa route le conduit à une petite ville, Aster Cove. Pas le meilleur choix pour installer temporairement son business mais il n’a plus le choix, il est à sec. C’est donc au motel que le tatoueur prend domicile. La nuit, cette ville lui donne la chair de poule. Elle a un air presque malsain. Mais peut-être que ce ne sont que les fantaisies d’un homme seul et paranoïaque…