I/ I went to the crossroad, fell down on my knees
Même si pour beaucoup Harlem est la capitale du crime et de la débauche, pour mon frère et moi, ce quartier n’était rien d’autre qu’un immense terrain de jeu ! J’aimais jouer à cache-cache avec amies alors que lui s’amuser à jouer au Basket avec les siens. Cela dit afin de nous éviter des mauvaises rencontres, ma mère voulait toujours que l’on soit rentrée à la maison avant la tombée de la nuit. Mais un soir, Kunta m’avait convaincu de ne pas rentrer directement à l’appartement et d’attendre la fin de son match de Basket qui était en train de s’éterniser. Je n’étais pas bien, inquiète je craignais que ma mère ne vienne nous récupérer pour nous tirer les oreilles, mais finalement ce fut bien pire que cela… En effet c’est notre vieil Oncle Willis qui vint nous récupérer ! Un grand gaillard d’environ soixante ans avec un œil de verre et une canne en bambou qui laissait de sacrées traces sur les fesses ! Par chance il ne me fit rien… Il se contenta d’attraper mon cadet par l’afro et le tira jusqu’à chez nous ! Puis il posa ses fesses sur son fauteuil préféra avant de nous fixer des yeux, bien incapable de regarder son œil de verre, je me suis dépêchée de détourner le regard, alors que Kunta lui prit la décision de le soutenir et d’observer notre grand oncle avec un air de défit. Le vieil homme commença alors à rire, puis il mis une belle gifle à son neveu avant de lui raconter…
« Ha bande de p’tits cons ! Vous devriez vous estimer heureux d’vivre ici-bas à New-York ! Quand j’étais encore qu’un gosse et que nous vivions dans l’Mississipi, il n’valait mieux pas sortir après l’couché du soleil ! J’me souviens bien qu’un jour j’avais fait l’mur pour aller dire des mots doux à une belle mam’zelle qui vivait dans la ville d’à côté… et alors qu’il faisait nuit noire et que j’étais en train de m’en rentrer une voiture s’est arrêtée d’vant moi et m’a aveuglé avec ses phares… Puis là quatre babtous sont descendus d’la caisse pour commencer à m’rouer de coups ! A cette époque les « nègres » comme moi n’avaient pas encore le droit de trainer la nuit ! C’est là qu’j’ai perdu mon œil ! Ils ne se sont arrêtés que lorsqu’ils ont cru que j’étais crevé… Mais comme vous le savez, Oncle Willis, il en a dans l’ventre ! Alors je me suis relevé, ma chemise blanche pleine d’sang et j’ai pris mes jambes à mon cou… En voyant ça les toubabs se sont mis à me poursuivre avec leur caisse ! Alors je me suis mis à courir, j’ai couru de toutes mes forces et en voyant que j’arrivais à une intersection j’ai fermé les yeux et j’ai prié Papa Legba de toutes mes forces et là par chance les connards ont choisi la mauvaise route ! Alors Kunta, surtout ne te plaint pas juste parce que ta pauvre mère veut pas que tu joues au Basket trop tard ! »
C’était la première fois que j’entendais cette histoire ! En vérité on avait jamais voulu me dire pourquoi Willis était borgne, mais après avoir entendu son récit je compris que même si notre situation n’était pas toujours parfaite, elle n’avait rien à voir avec celle de nos parents et encore moins avec celle de nos grands-parents ! Nous étions des privilégies… des privilégiés qui devaient absolument se montrer digne de leur héritage.
II/ This is a man's world ! This is a man's world, but it wouldn't be nothing, nothing without a woman or a girl
Mais toute notre bonne volonté ne pu arrêter le destin. Car la tragédie ne tarda pas à toucher notre famille et à briser nos rêves d’enfant. Tout commença en 1974, lorsqu’un flic raciste et ripou tira sur notre père soi-disant parce qu’il était en train de maltraiter et de violer une vieille dame. La balle traversa la rate de notre père et celui-ci mourra avant d’arriver à l’hôpital. Pour étouffer l’affaire, la justice reconnu le policier coupable et donna une petite somme d’argent à ma mère, malheureusement cette dernière ne fut jamais vraiment la même et tomba petit à petit dans la drogue, la crack et l’héroïne ne mirent pas longtemps avant de lui détruire le cerveau et un bon jour elle nous laissa à la maison avec Kunta et le vieil oncle Willis.
Pour ramener de l’argent à la maison, je fus donc obligé d’arrêter les cours pour travailler dans un supermarché la journée et dans une station-service miteuse de Harlem le soir. Et lors d’une chaude nuit d’aout 1975 je vis l’impossible, mon frère Kunta, que je croyais doux comme un agneau, en train de se battre à mort avec un autre adolescent. Ni une, ni deux, j’abandonnai ma caisse pour les rejoindre et séparer ces deux bêtes sauvages, la tache ne fut pas aisée, mais l’inconnu finit par s’en aller alors que mon cadet lui me lança un regard noir, comme si c’était avec moi qu’il s’était battu… Il fit alors demi-tour…
« KUNTA ! Tu crois que tu peux partir comme ça sans rien m’expliquer ? De toute façon Oncle Willis va voir tes bleus si tu reviens à la maison comme ça ! Rentre dans le magasin avec moi, laisses moi au moins te débarbouiller le visage… On dirait un sauvage ! Allez… Suis moi petit frère ! »
Le sale gosse grogna et entra finalement dans la station-service et tout en passant un mouchoir humide sur ses bleus je remarquai qu’il tenait son poing gauche serré… comme si un diamant se trouvait entre ses doigts !
« Qu’est-ce que tu as dans la main !!? » Pas de réponse… Ses sourcils se froncèrent tout comme les miens d’ailleurs ! Et rapidement ma voix se fit moins tendre et beaucoup plus stricte, plus formelle.
« Montres moi ça… C’est un ordre… ! » D’abord récalcitrant, le bagarreur finit par ouvrir la main et là un petit sachet blanc tomba sur le sol. C’était de l’héroïne... Notre mère avait sans doute dû la cacher à l’appartement et avait fini par oublier la cache… Ni une, ni deux, je grognai avant d’assener une série de gifles à ce petit merdeux qui écarquilla les yeux de surprise.
« Imbécile ! Petit con ! Qu’est-ce que tu allais faire avec cette merde !? C’est pour ça que tu t’es battu avec ce gamin !? Tu n’as donc rien compris… maman… tous ces voisins… Cette merde elle est là pour nous brouiller le cerveau, pour nous asservir… pour rendre les nègres du ghetto bien amorphes et tranquilles… »
La drogue était le fléau d’Harlem, le fléau du Bronx, j’avais tant d’amis, tant de camarades de classe, tant de cousins, de voisins, qui étaient morts à cause de cette maudite poudre blanche que je ne voulais même plus m’approcher de cette horreur.
« Mais moi n’y touche pas ! J’voulais la vendre ! C’est pas avec le fric que tu t’fais qu’on va vivre dignement !» BIM ! Une autre gifle ! Cette réponse ne me convenait absolument pas ! Sans doute vexé, Kunta voulu m’en mettre une, mais j’attrapai son avant-bras et le frappait à nouveau… non plus avec la paume de ma main, mais avec mes poings serrés ! Le pauvre en tomba même à la renverse ! Il me lança alors un regard noir et d’incompréhension !
« Kunta ! Bordel ! Cette merde a pris notre mère… Tu veux en vendre !? Tu veux créer de nouveaux Kunta ? De nouvelles Makeda ? Tu veux asservir nos frères et sœurs !? Cette drogue ne t’apportera rien de bon… alors s’il te plait ne fait plus jamais cela ! »
Je comprenais la démarche, la détresse de mon petit frère, mais je ne pouvais pas cautionner cela ! Je ne voulais pas voir passer le restant de ses jours dans une prison, un hôpital psychiatrique, dans un Squat de New-York ou pire… dans un cercueil…
III/ There's no sunshine when she's gone...
Fatiguée et mal assise sur l’un des sièges de ma Golf 1 Cabriolet je tapotais frénétiquement sur mon volant sans pour autant lâcher l’horloge numérique du tableau de bord situé juste devant moi. J’avais attendu ce moment pendant cinq ans, pendant toutes ces longues années j’avais trimé plus que de raison, j’avais même été obligée de m’asseoir sur ma fierté et mes principes pour réaliser mon rêve : obtenir mon diplôme de médecine et trouver un cabinet ou exercer. Désormais il ne me manquait plus qu’une chose avant de partir loin des buildings de New York et démarrer une nouvelle vie… Mon frère… Qui ouvrit brusquement la porte et balança son sac sur la banquette arrière avant de s’asseoir à mes côtés et de me prendre dans ses bras un long moment.
Contrairement à moi ce petit idiot n’avait pas su résister aux sirènes de la facilité, comme je le craignais il s’était acoquiné avec les caïds du quartier et avait finit par battre à mort un gamin d’une bande rivale, ce qui l’avait envoyé dans cette prison pour mineur pendant presque cinq ans.
« Désolé… Alors on retourne à la maison ? » Dit-il tendrement, sans doute pour s’excuser de toutes ces années d’absence ! Ma seule réponse fut un hochement de tête !
« Non nous partons dans le Vermont... » Car c’était là-bas que j’avais racheté un cabinet, car c’était bien assez loin du Bronx et de tous les problèmes qui gangrénaient ce quartier. Mais cette réponse ne fit pas vraiment plaisir à Kunta qui sortit brusquement de la voiture en hurlant qu’il voulait absolument retourner à la « maison » …
« TAIS-TOI ! » Hurlai-je avant de sortir de la voiture à mon tour et de le regarder droit dans les yeux. « Tu sais tout ce que j’ai fais pendant que tu étais là-bas ? J’ai travaillé comme dix pour payer mes études… j’ai… J’ai vendu mon cul à Erwin pour sauver le tiens… Pour pas qu’il envoie ces chiens te casser la gueule en taule ! Tu comprends ? Tu comprends que maintenant je veux changer de vie… »
Ma dernière phrase pétrifia Kunta qui alla se rasseoir dans la Golf sans doute conscient de tout ce que son coup de folie avait causé dans la famille. Il était toujours aussi tempétueux et fier, mais désormais il semblait avoir comprit que notre vie n’était plus dans la jungle d’immeuble new-yorkaise mais à Aster Cove dans le Vermont…