LA DOUCE ENFANCE | | | “
Où il est, le gamin ? OÙ IL EST ?” Le corps se recroqueville, tremble. Les yeux se ferment. Les oreilles captent la moindre horreur, la moindre invective, la moindre haine. “
Qu’est-ce que j’en sais, Rick ? Tu crois que j’le surveille ?” Il y a un hurlement. Comme un appel à l’aide. Comme un besoin d’exprimer toute la douleur provoquée par la situation, par la gifle qui siffle. Et le petit corps, là, caché dans le placard, se met à trembler davantage. Il a les dents enfoncés dans la lèvre inférieure pour éteindre tout gémissement, pour étouffer chaque sanglot. Au loin, il y a les pas qui se rapprochent. Il y a la dispute parentale. Et puis, il y a la porte de la chambre qui s’ouvre. Là, à quelques centimètres de lui. La respiration se coupe. Instinctivement. Faire le moins de bruits possible. Se faire le plus discret possible. “
Theo, mon fiston, viens ici. Sors de ta cachette. Je te jure que j'te ferai rien. Allez, viens, mon chéri.” La voix est mielleuse. La voix est charmante. La voix se trahit lorsqu’elle prononce son dernier mot. Chéri. Cela suppose un minimum d’amour. Cela suppose une affection toute particulière. Il n’y en a pas entre le père et le fils. Si ce n’est une passion pour la violence que le paternel inflige à la progéniture. Theo ferme encore plus les yeux, tentant de les sceller à vie. Comme si ne rien voir pouvait rendre l’horreur supportable. Là, il entend les pas qui se rapprochent, qui s’arrêtent juste devant le placard. D’un coup, la lumière s’invite, s’immisce, s'impose entre ses paupières. Pas le temps de s’en rendre compte. Déjà, le corps est empoigné avec virulence, propulsé à l’extérieur, jeté au milieu de la pièce. “
Nooon, papa, s’il te plaît...” Mais il n’y a pas de pitié dans les yeux de Rick Webster quand il les pose sur son gamin. Il n’y a pas de pitié dans ses yeux quand le premier coup tombe. Il n’y en a pas plus quand le dernier coup est frappé. Il n’y a que de la haine. Pour ce que Rick ressent. Pour ce que Rick est. Le père se déteste. Il s’insupporte. Alors, il le fait comprendre à tout le monde. Avec violence. Dans le sang. Dans les larmes. Mais ça ne change rien parce qu’après chaque ‘séance’, il ne se sent pas mieux, Rick. Il a juste envie de partir pour ne plus entendre le môme chialer, pour ne plus entendre les complaintes de sa femme. Il est coincé dans une vie qu’il ne désire pas, Rick. Marqué par une enfance triste. Blessé par une société. Tout le monde paye, maintenant.
LA DOUCE LUTTE | | | Marche, Theo, marche. Dans les couloirs de ce lycée. Les mêmes que tu arpentes depuis plusieurs années. Marche, Theo, marche. Ne t’arrête pas. On ignore quels dangers peuvent se cacher au détour d’un couloir. Marche, Theo, marche. Accroche-toi à la douceur de l’adolescence, au rythme des cours. Marche, Theo, marche. Construis-toi un avenir meilleur, loin des hématomes, loin de la peur. Marche, Theo, marche. Ici, tu peux faire semblant. Personne ne sait, personne ne se doute. Douce chanson répétée tous les matins en allant en cours. Douce chanson presque utopique. Mais il la conserve, il la chérit, il ne l’oublie pas. Parce qu’elle l’incite à apprendre, à décrocher de bonnes notes, à se donner à fond. “
On se retrouve au phare ce soir ?” “
Évidemment ! J’emmène de quoi boire.” Il y a le sourire qui s’épanouit sur le visage. Bonne soirée en perspective. Juste entre amis. À décompresser. Il ne saurait dire s’il les aime vraiment, ces soirées, ou si c’est juste pour lui donner l’impression d’être normal. Mais ces soirées, elles ont le mérite de le faire rester sur Terre. “
Je préviens les gars. Ça te dérange pas que je dorme chez toi après ?” Une habitude. Un refuge. De chercher à dormir ailleurs que chez ses parents. Il les évite. Il les fuit. Comme la peste. Parfois, il se faufile discrètement dans le lycée pour dormir sur un matelas de gym. Parfois, il demande à un de ses amis. Parfois, il dort à la crique, le sac-à-dos en oreiller et la veste en couverture. Il y a toujours une solution. Toujours. Pour ne pas croiser ses parents. “
Pas de problème, tu sais que mes parents t’adorent.” Le sourire disparaît quand des clameurs s’élèvent. Des encouragements. Des incitations. Des bruits métalliques. Une bagarre. Il se crispe, Theo. Juste un instant. Avant de se rappeler qu’il n’est pas chez lui. Ici, il peut faire quelque chose. Il peut faire changer les choses. Alors, il fonce, Theo. Il ne marche plus, il court. Au-delà des problèmes. “
Hey ! Laisse-le !” Il se glisse entre les deux adversaires. Repousse le moins ensanglanté des deux. Protège le plus amoché des deux. Probablement comme le ferait un parent avec son enfant. Probablement avec le même instinct de survie. Il se prépare à encaisser les coups, Theo. Il n’a pas même pas peur. Les adolescents peuvent être cons et méchants. Mais ils n’ont pas la même haine que son père. Ils n’ont pas la même force que son père. Ils ne peuvent que l’égratigner, que le frôler, que le chatouiller. Ils ne provoqueront jamais les mêmes dommages que Rick Webster.
LA DOUCE NOUVELLE | | | “
Comment ça, tu ne sais pas où elle ?!” “
J’te dis que j’en sais rien ! Tu crois qu’à son âge, j’te suivais à la trace ?” “
ELLE A ONZE ANS !” Les mots sont crachés. En même temps que sa colère, sa peur, son inquiétude. Sa petite soeur. Emily. Onze ans, bordel. Comment est-il possible de perdre une gamine de onze ans ? Comment peut-on la laisser se débrouiller toute seule ? Il a le coeur qui saigne, qui se brise. “
On doit appeler la police.” Il récupère les clés de sa voiture. Déjà, il se rapproche de la porte d’entrée. Hors de question d’attendre une seconde de plus. Il a déjà attendu. Bien trop longtemps. Elle aurait déjà dû être rentrée depuis trois heures. En trois heures, tout peut arriver. “
NON !” La main squelettique maternelle s’accroche à lui. Il s’en dégage d’un geste sec. Il se retourne vers elle. La colère dans le regard. “
POURQUOI ? Qu’est-ce que vous avez fait ?!” Les yeux vont de sa mère à son père. Ce dernier est étrangement calme. Étrangement serein. Alors qu’en temps normal, le paternel aurait déjà explosé de colère depuis longtemps. Un mauvais pressentiment. Ça l’attrape à la gorge, aux tripes. Ça vrille dans ses tympans. “
Rien, rien, rien, j’te jure, Theo.” Doucement, lentement, le regard se repose sur sa mère. Si tendre, si attentionnée, si effrayée, d’un coup. Il recule d’un pas, étourdi par une vérité qu’il n’arrive pas encore à formuler. Le visage plein de dégoût et de tristesse. “
QU’EST-CE QUE VOUS AVEZ FAIT ?” La voix se fracture, alors que les larmes grimpent, grimpent, grimpent. “
Rien de grave. On s’est débarrassé d’un problème.” Un frisson grimpe, grimpe, grimpe, le long de l’échine. Ils l’ont tuée. Ils l’ont tuée. Sa soeur. Sa cadette. Il en est convaincu. “
Non… non, vous n’avez pas...” “
Tu dois pas aller à la police, tu comprends ?” Il suffoque. Il doit sortir d’ici. Il doit quitter cet enfer. Il claque la porte d’entrée derrière lui. Il se rue sur sa voiture. Et il s’en va. Il roule. Encore. Et encore. Jusqu’à ce que les larmes se tarissent. Jusqu’à ce que la respiration retrouve un cours normal. Jusqu’à ce que ses pensées soient claires. Il doit revenir à Aster Cove. Contacter la police. Et c’est ce qu’il fait. On ne le croit pas, au commissariat. On prend l’affaire peu au sérieux face à ce gamin de dix-neuf ans venu dénoncer ses parents. On envoie quand même une équipe sur place. On contacte les proches. On se renseigne. Et finalement, on découvre qu'Emily a été envoyée à l'autre bout du pays, chez une tante éloignée. Officiellement pour étudier dans une meilleure école. Officieusement pour être logée, nourrie et aimée par une tante célibataire qui a toujours rêvé d'avoir des enfants.
LE DOUX QUOTIDIEN | | | “
Webster ! Quand t’auras fini, tu m’feras le plaisir de nettoyer la 3. Et la 6 attend qu’on prenne sa commande.” Nettoyer la 3. Commande de la 6. Et finir de nettoyer ce foutu comptoir qui a vu un plateau de trois verres être renversés. Pas par maladresse. Enfin, pas par la maladresse de Theo. Plutôt à cause d’un client qui a trouvé bon de jeter son ballon à son pote. Pote qui n’a pas su récupérer ledit ballon. Ballon qui a fini sa course au milieu, je vous le donne dans le mille, des verres. “
C’est noté !” Coup d’oeil à l’horloge murale. Il aurait dû terminer il y a dix minutes déjà. Il sent que la journée va être plus longue que prévue. Les derniers débris sont évacués. Sans aucune blessure à déplorer (0 pour les verres - 1 pour Theo). La mer de soda est essuyée. L’aspect collant est éradiqué (à vie, espérons). Il jette le torchon, tire le stylo derrière son oreille, extirpe le calepin et c’est parti. Sourire. Vous avez décidé ? Un double cheeseburger. Un hamburger sans oignon. Deux muffins. C’est noté. Merci. Sourire bis. Retour derrière le comptoir. Annoncer la commande. Attendre la confirmation du chef de cuisine. Accrocher le papier. Nettoyer la table 3. Une routine bien huilée. Des automatismes bien enregistrés. Des réflexes bien ancrés. Malgré les clients différents. Malgré les commandes diversifiées. Il faut toujours faire la même chose. Et surtout, toujours veiller à ne pas glisser sur le carrelage parfois glissant. Sinon, la chute est fatale. Pas tant pour lui. Mais pour les plats et les verres. Et les clients qui se retrouvent avec de la salade sur la tête et du coca sur le jean. “
Qu’est-ce que tu fous encore ici, Webster ? File !” Il a le regard qui se porte vers le manager. Parfois, Theo a clairement l’impression qu’il se fout de sa gueule. Lui donner du travail, alors qu’il devrait déjà être parti, puis lui reprocher d’être encore là. Ouais, parfois, il a l’impression que le mec se joue de lui. “
Je termine juste ça et j’y vais.” Les restes sont poussés, rassemblés. Les assiettes sont empilées, débarrassées. Les verres sont récupérés, embarqués. La table est frottée, nettoyée. De nouveau comme neuve. Et Theo, lui, il peut se défaire de son tablier, enfiler sa veste par-dessus son uniforme, allumer sa clope et se laisser tomber sur le siège conducteur. Il attend, là. Que la cigarette se consume. Que les volutes de fumée lui échappent. Et après, il roule. Il roule en dehors de la ville. Quand il est loin de tout, quand la ville n’est plus qu’une tache lumineuse au loin, il s’arrête. Il grimpe sur le toit de sa voiture. Il allume une autre cigarette. Il s’allonge. Il observe la constellation. Il laisse un sourire poindre, un bonheur naître. Et alors, il respire enfin.