(reese) paranoid

« Et si tu nous parlais un peu de toi, Therese ? »

Elle ouvre la bouche, comme si son corps se précipitait vers une réponse que sa cervelle n'a pas encore fini d'esquisser, et la referme un peu bêtement. Quinze paires d'yeux la fixent, la jaugent, la dévisagent, remarquent le trou au bout de sa Converse droite, où on peut voir le bout des orteils de Reese remuer. Comme à chaque fois, elle ne sait trop quoi faire de cette question. Est-ce qu'elle doit leur parler d'où elle vient, comme elle l'a fait la première fois à Pasadena ? Est-ce qu'elle doit plutôt leur dire ce que font ses parents, comme à Cleveland ? Ou alors doit-elle commencer par la fin, par la Reese de maintenant, encore incomplète, en mouvement, avec son âge, ses passions, comme à Hampton ? Le choix est vaste, et pourtant Reese ne trouve aucun détail dans sa vie susceptible d'intéresser, susceptible de valoir la peine d'être partagé de vive voix. Sa vie est banale, presque ennuyeuse pense-t-elle même parfois ; et puis de toute façon, elle ne restera pas longtemps là non plus.

Elle en a connu, des déménagements et des villes, des grandes comme des petites. Son existence est parsemée de cartons à moitié défaits, comme dans l'attente de leur prochaine destination : depuis l'enfance, sa mère les emmène, son père, elle et ses frères et sœurs au gré de ses emplois d'ingénieure -son père lui, ne semble jamais avoir de mal à exercer ses fonctions de mathématicien. C'est qu'on souhaiterait plutôt voir Selisha, avec sa peau d'ébène, exercer comme femme de ménage ; c'est qu'on aimerait plutôt voir les Wallis et leurs rejetons ni assez blancs ni assez noirs aller colorer une autre contrée que la leur.

Non, ça, elle n'aura pas besoin de le mentionner : elle a déjà essuyé d'un « sale marron » en passant la porte du lycée.

Elle a envie de leur dire que sa mère est à la NASA maintenant, en Virginie sur la base de Hampton -c'est sûrement sa plus grande fierté, mais également sa plus grande peine. Alors elle se mord les lèvres, les mâchouille presque ; parler de la NASA, ce serait aussi faire mention de la séparation d'avec son père.

Son père... De lui, ils en entendront parler bien assez vite -il doit déjà entre deux éclats de rire être en train d'accrocher des étoiles rêveuses dans les yeux de ses élèves, à l'autre bout du couloir. Stephen Wallis est désormais, loin des équations à trente inconnues, un heureux professeur de mathématiques ; et c'est cette fois grâce à lui et son job que Reese et ses deux frères ont atterri dans ce petit patelin du Maine, loin des mégalopoles, loin des bases militaires, loin de Selisha qui est censée encore être leur mère.

« Moi c'est Reese », fait-elle avec un bref sourire, peu convaincue par elle-même, qui finit en un pincement de lèvres. Elle tire sur la bandoulière de son sac, et finalement fait un signe : « Salut ». Et puis sans procès, dans le silence qui s'installe, elle quitte son poste et va s'asseoir à la seule table de libre. En son nom, l'enseignante continue, enchaîne, lui souhaite la bienvenue et intime aux autres de bien l'accueillir. Ils hochent la tête, mais sur son front flotte déjà la lettre L ; à la cafétéria, on lui balancera un pack de lait dans un éclat de rire, et dans les mois qui suivent, adoptée par les binoclards et le club vidéo de l'école, elle sera définitivement rangée dans la case des nerds. On parlera longtemps de son essai pour l'équipe masculine de crosse, jusqu'à ce que la disparition d'Amelia Pike ne scelle les lèvres devenues soudain blafardes.

Aujourd'hui encore, Reese ne trouverait rien d'autre à dire que « moi c'est Reese ». Aster Cove a d'autres chats à fouetter, semblerait-il, et son propre regard ne peut que se porter sur les événements étranges de cette ville où elle a peut-être finalement un peu envie de s'attarder.