Roots.
Podorki, Russia. La rosée matinale s'amassait en gouttelettes éparses sur la campagne. Achevant d'enfoncer son bonnet en laine épaisse sur son crâne dégarni, Artyom se retourna pour inspecter l'état des troupes. Anatoli bâillait à s'en rompre la mâchoire, Nastya était restée au lit, il n'y avait bien qu'Oksana, la dernière, qui était prête avant tout le monde. Le père de famille soupira longuement et passa une main bourrue dans les cheveux bruns de son aîné, l'incitant à retourner se coucher. Anatoli n'eut pas besoin que son père le lui répète.
Il ne restait plus qu'Oksana. Plus que ses immenses yeux marrons, ceux de sa mère, qui le scrutaient avec curiosité sous sa balaclava. Deux pépites lumineuses qui arrachèrent un sourire tendre au Russe. Parce que c'était la première fois que la petite allait l'accompagner dans la forêt. La gorge encore nouée par le sommeil, il marmonna quelques directives. La fillette eut tôt fait d'attraper un panier en osier et un petit couteau à lame recourbée, et ils se mirent en route.
La nature s'éveillait paresseusement tout autour d'eux, les rayons du soleil encore trop faibles pour réchauffer leurs membres. Artyom ouvrait le passage, tordait les branches, creusait la terre boueuse sous ses bottes, et Oksana sautillait d'empreinte en empreinte avec application. Son père avait été formel : elle devait le suivre à la trace. Elle avait juste suivi les conseils avec un peu trop de zèle, comme à son habitude. Une bonne chose. Avec le reste de la forêt, les prédateurs se réveillaient eux aussi. Et s'il avait épaulé son fusil, Artyom préférait savoir sa fille juste à côté de lui.
La forêt devenait plus dense à mesure de leur progression. Les perles de rosée s'étaient accrochées à tout ce qu'elles pouvaient, ornant les feuilles et les toiles d'araignées comme la plus luxueuse des parures. S'engorgeant de leur éclat, la petite Oksana piaillait joyeusement. Jusqu'à ce qu'Artyom s'arrête, et l'invite à se pencher vers une souche avec lui. Suivant l'index ganté de son père du regard, ce fut là qu'elle les vit.
Des tâches jaunes, colorées et ondulées comme des fleurs, cachées sous la mousse. Des chanterelles, lui expliqua Artyom en poussant la mousse du bout de son fusil pour dégager les champignons. Oksana, elle, s'était agenouillée devant leur trouvaille. Tendit la main vers l'une d'entre elle pour en toucher la surface soyeuse du bout des doigts. Au contact, une brume infime se diffusa tout autour du champignon.
-
Et ça, c'est des spores, s'était amusé Artyom en croisant le regard choqué que lui lançait sa gamine.
Stem.
Moscow, Russia. La voix d'Artyom était grave, entrecoupée par les crachotements instables du combiné de la cabine publique.
Fais ce qui te permet de réussir. Un leitmotiv qui avait porté Nastya et Oksana loin dans leurs études, dans leur avenir. Anatoli, lui, avait préféré rester un gopnik comme le reste de la famille. Tout juste s'il aidait ses parents, préférant passer ses journées à boire de la mauvaise bière avec ses amis. Mais les filles, elles, avaient un bel avenir devant elles. Poussée par ses parents, Oksana avait très vite intégré Moscou, les études, la science. Sa fascination enfantine pour les champignons s'était muée en vocation, et si la spécialisation n'était pas bien répandue, elle avait compté sur un doctorat en chimie pour allier ses deux passe-temps favoris. L'inconvénient de sa féminité, dans une URSS à cheval sur la tradition et fermée à l'évolution, avait vite été balayé d'un commun accord avec Artyom. Ses recherches seraient publiées sous le nom de son père. Un arrangement stratégique fructueux : Artyom Ivanovitch Sorokine était un fantôme que personne ne voyait jamais. Une référence dans la mycologie et l'étude des spores, qui envoyait sa fille, la délicieuse et très intelligente Oksana, à chaque rassemblement scientifique. Un homme humble et moderne qui souhaitait que les financements soient versés à sa progéniture, une sorte d'humaniste, vous voyez. Sauf que ce n'était que de la poudre aux yeux.
Fais ce qui te permet de réussir. La voix rauque de son père était grave, et pour cause. La qualité du travail d'Oksana avait été gratifiée d'une proposition d'emploi au sein d'une cellule de recherche gouvernementale au personnel trié sur le volet. Les recruteurs n'étaient pas dupes. Ils avaient compris que le fameux "Artyom Ivanovitch" était une femme, et ça ne les avait pas arrêtés. Dans la course au progrès contre les Etats-Unis, avoir une femme dans une équipe de scientifiques de haut vol, c'était prouver la supériorité de l'URSS au reste du monde. Oksana avait accepté immédiatement.
Sinon pour Artyom, elle n'avait eu aucun scrupule à se détacher entièrement de sa famille. Ils étaient un frein à sa progression, un carcan bien trop serré de naïveté crasse qui l'empêchait d'évoluer. D'autant que cette cellule était promise à de grandes choses, elle aussi. Avec la montée de la compétition contre les Etats-Unis, leur section commença à plancher sur des méthodes plus subversives de prouver la souveraineté de l'URSS. Sauf que le budget ne suivait pas. Rapidement, Oksana réalisa les limites qu'on lui imposait. Et si sa position était enviable, elle n'était toujours pas satisfaite.
Cap.
Washington DC, USA. Un an à marner dans ce petit laboratoire mal éclairé qui sentait la sueur et le kvass. Une année bien trop longue durant laquelle la jeune femme considéra plus d'une fois de jeter l'éponge. Jusqu'à ce que le Gouvernement change d'approche, la Guerre Froide bien campée entre lui et le reste du monde. Dans une pseudo tentative de "réconciliation" diplomatique avec les Etats-Unis, quelques scientifiques dont Oksana furent envoyés outre Atlantique afin "d'échanger et de partager" le travail avec une équipe locale. Du chiqué, encore. L'objectif était très clair : évaluer, saboter et communiquer toutes les recherches "alliées" à la Mère Patrie. Les volontaires, après quelques cours d'Anglais, de méthode et un bon briefing sur leur mission, s'envolèrent pour Washington.
L'alliance, malgré sa fausseté, s'avéra très fructueuse pour la jeune femme. Un monde de nouvelles technologies, de progrès et de diversité s'ouvrait à elle. N'ayant jamais eu une fibre patriotique très marquée, elle se plongea dans un tout nouveau type de recherches : les pathogènes. Un projet personnel auquel elle se dédiait dans le confort de la nuit avec un collègue Américain, prélevant, analysant et reproduisant sur des champignons du monde entier. Conscient que leur collaboration risquait d'être de courte durée, les scientifiques Russe revenant l'un après l'autre dans leur pays d'origine, O'Donnell proposa à Oksana de l'épouser. Un mariage en blanc, en bonne et due forme, pour qu'ils puissent achever leur travail. Pas d'attaches, pas d'obligations, des papiers officiels pour la jeune femme et la promesse de faire une percée incroyable dans leur domaine.
Malheureusement pour O'Donnell, la jeune femme avait d'autres projets. Quelques jours avant la proposition, un homme en costume noir était venu frapper à sa porte. Un représentant de la société ACME, d'apparence bien sous tous rapports mais oeuvrant en secret sur le développement d'armes chimiques. Les promesses d'O'Donnell étaient belles. Mais celles d'ACME bien meilleures. Consciente que ce faisant, elle trahissait sa mission, l'URSS et sa famille, Oksana avait appelé son père.
Fais ce qui te permet de réussir. Artyom était resté silencieux quelques minutes, puis lui avait répété le leitmotiv familial. L'avenir de sa fille aux Etats Unis était bien plus radieux que tout ce qu'il aurait pu, ou ce qu'aurait pu lui fournir son propre pays.
Spores.
Aster Cove, USA. Ses nouveaux papiers, flambant neufs, crissaient sous ses doigts.
Sorokine. La faute de saisie de son nom de famille était à l'image de la quantité de fois où les Américains massacraient son nom. Au moins, chez ACME, ils avaient pris le pli. Se mélangeant les pinceaux entre la politesse Russe ("c'est Oksana Antyomova, pas Oksana Sorokine, crétin"), la politesse Américaine ("Non, pas mademoiselle Artyomova, mademoiselle Sorokine"), ils avaient fini par la surnommer Artyom. Plus simple, plus rapide, et entendre le nom de son père résonner dans les couloirs lui rappelait un peu la maison. Juste un peu, Oksana n'étant pas quelqu'un de nostalgique. Ou de réellement empathique.
ACME était devenu son nouveau terrain de jeu. Les finances de la société étaient à des lieues de tout ce qu'elle aurait pu obtenir dans ses anciens boulots. Une liberté infinie, une direction qui embrassait ses caprices et ses ambitions, une serre immense pour accueillir tous ses petits sujets d'expériences. La société, bénéficiant d'un coup de pouce non négligeable de l'Etat, cherchait à faire toutes les dernières avancées en matière d'armement. Notamment le développement d'une arme biochimique, aussi volatile et phagocyte que les spores des champignons. Du pain béni pour Oksana.
Puis vint l'année 1982. L'apparition d'une brume mystérieuse, la découverte d'un monde caché par les scientifiques. Des disparitions, des maladies, des mystères, et une émulsion vivace dans leur petite ruche. Les dirigeants d'ACME lui mirent un autre chercheur dans les pattes, un type nommé Aristotle Evans, conscients de la complémentarité tant de leurs recherches que de leur personnalité. Et ils avaient raison. L'ambition et le caractère impitoyable d'Oksana compensait la sur-émotivité et l'application obsessionnelle d'Evans. Un duo voué à de grandes choses, suffisamment inconscient pour tester leurs recherches sur eux-mêmes. Volontairement.
Jusqu'à ce qu'arrive enfin ce qu'Oksana attendait le plus. ACME les envoya sur le terrain durant l'Automne 1983, sous couverture. Se faisant passer pour des météorologues pour mieux se fondre à la foule locale, les scientifiques eurent pour ordre d'étudier autant que possible chacun des événements et de rapporter des éléments concrets à leurs supérieurs... Voire l'arme que les Etats-Unis attendaient pour rabattre le caquet de l'URSS. Artyom, le seul Russe qu'Oksana aurait voulu sauver, était décédé quelques mois plus tôt d'une infection pulmonaire. Elle fut parmi les premiers volontaires à partir pour Aster Cove.
Cela fait maintenant plus d'un an qu'elle et Evans ont intégré la population locale. Leur petit laboratoire, tenu secret, recèle suffisamment de preuves de leurs méfaits pour que les locaux se soulèvent contre eux. Mais personne n'est au courant. Personne n'ose déranger les météorologues. Personne n'ose dire non à des scientifiques.
S'ils savaient, ces idiots. S'ils avaient conscience du danger qui est juste là, juste sous leur nez.