New York, les fifties. Le rêve américain. C'était ça, la belle et grande époque de l'humanité. On enterre la guerre, on a fini de pleurer nos morts et surtout, surtout, on est l'avenir. Un avenir qui brille, qui donne envie. Les générations à venir ne feront jamais les mêmes conneries, elles ont appris. Elles sont promises à de grandes choses. J'étais promis à de grandes choses.
Moi, c'est Aristotle Evans. Né un matin de juin dans un hôpital de New York. Maman a pleuré, papa s'est dit « génial, c'est un garçon. » Un avenir tout tracé lorsque mes yeux clairs perçaient ceux de mes parents. Aristotle, le nom d'un grand, pour un grand en devenir. Rien de plus compliqué. Papa et maman rêvaient d'avoir cet enfant qu'on voit sur les magazines, qu'on lit dans les livres et à la place, ils m'ont fait moi.
Et pour moi, ils n'avaient pas vraiment le temps. Le rêve américain est là, à portée de main, à condition de travailler plus dur que jamais pour papa, de s'investir plus que jamais dans dix milles activités pour maman. Et au milieu, ce bébé prodige que tout le monde oublie. Je n'ai jamais manqué d'amour, pas même de reconnaissance, non, ce dont j'ai manqué, c'était de temps. Le temps de mes parents. Celui qu'ils consacraient chaque jour à un rêve que je ne comprenais pas au détriment d'une réalité qui elle, était bel et bien là. Pourtant, je ne peux pas dire que je voudrais changer de parents. Ils étaient gentils, mes parents. Intelligents, travailleurs, et ils s'aimaient, putain qu'ils s'aimaient.
Si seulement ils avaient un peu plus pris le temps de se regarder, de nous regarder.
J'ai très peu de souvenirs de ma jeune enfance. Je me souviens qu'on m'a aimé, qu'on a rigolé avec moi, pleuré un peu aussi. Je me souviens de rien, rien d'autres que des souvenirs communs à chaque bambin. Mais j'étais bien, j'avais qu'eux, et eux, c'était suffisant.
J'ai pas loin de dix ans et quelques années d'école derrière moi. Le monde a changé, autant que moi j'ai changé. Papa et maman, ils étaient déjà pas trop là quand c'étaient eux mon monde, mais maintenant qu'il y a l'école, ce sont des fantômes. Fantômes remplis d'amour et de rêves mais fantômes quand-même. J'ai peur de l'école, peur de tout.
J'ai peur du bruit, peur des gens. Peur des rires de ces satanés enfants. Quel prénom de merde. « T'es promis à un grand destin, gamin, c'est pour ça qu'on t'a nommé ainsi. » Sauf que ça, les enfants, ils s'en foutent royalement. Eux, ce qu'ils voient, c'est qu'au milieu des Bryan, Kevin, Grant et Aaron, il y a Aristotle, cet idiot que ses parents prennent pour un dieu. Un fils à papa, qu'ils disent. Fragile, faible, un gamin qu'on tabasse juste parce qu'il nous revient pas.
Ça, c'était moi. Depuis mon plus jeune âge. Tout le monde pensait mes parents riches et de la haute. Pour envoyer son petit dans le privé et l'appeler comme ça, ils ne voyaient aucune autre possibilité. Pourtant, ils étaient loin de la vérité. La galère, des parents rêveurs, tellement rêveurs que c'est leur gamin qui les ramène sur terre. Ils vivent au dessus de tout, leur moyen et même leur propre vie. Ils vivent le rêve américain sans le toucher du doigt.
Pourtant, au fond, je me suis jamais débattu, j'ai toujours pensé que je le méritais un peu. Si j'étais si spécial, pourquoi ne pas m'accorder du temps ? Si j'étais si génial, pourquoi me fuir, constamment ? Alors j'ai pris quelques baffes, j'ai subi les moqueries et rapidement j'ai compris. Compris que le monde n'était pas beau, un peu pourri. Le rêve américain, une grosse connerie. Ma vie était construite sur un mensonge dont même mon nom faisait partie. Alors comment grandir ? Comment s'en sortir ?
En construisant son propre monde, pardi.
Je connaissais les livres, les comics depuis que j'étais tout petit. J'avais entendu parler de ces héros, j'en avais même lu quelques uns entre deux bouquins qui définieraient mon brillant avenir. Mais ce n'était qu'un détail jusqu'à mon adolescence, jusqu'aux années soixante-dix. Frustré d'être prédestiné, catégorisé. Frustré de ne pas pouvoir choisir qui je suis, devoir simplement dire gentiment oui. Je cours au cinéma et j'enchaîne les découvertes plus terrifiantes les unes que les autres. La Planète des Singes, Star Wars, Alien, Orange Mécanique. J'enchaîne les films et les livres du même type, des
rencontres du troisième type. J'ai besoin de savoir qu'autre chose existe, j'ai besoin d'y croire, à ces supers héros capables de sauver le monde. Besoin de croire à une vie ailleurs, possiblement meilleure.
J'ai tellement besoin d'y croire que ça fonctionne un peu trop. Déjà assez isolé, je finis cloîtré dans ma chambre, préparé à survivre à une attaque d'une autre planète. Je ne comprends plus mon monde mais je ne comprends pas non plus les autres. Tout devient noir dans un bruit strident. Angoisse constante. Persuadé que des aliens se cachent parmi nous, que tout le monde nous ment. Qu'on me ment. Je commence à élaborer des théories foireuses.
Jusque là, l'école n'avait jamais été un réel projet pour moi. Plus quelque chose à subir, tout au mieux à passer. Mais ça, c'était avant de découvrir la physique, la vraie. Celle qui explique le monde, qui utilise des théories pas foireuses. Celle qui tente d'expliquer l'origine de l'univers, d'où viennent les étoiles et comment elles fonctionnent. La Voie Lactée n'est pas faute d'Héraclès, non. Elle est explicable, tout l'est. Tout ce qui est explicable est logique. Tout ce qui est logique ne m'effraie pas.
Tout ce qui a du sens me rend plus serein. Il me permet de sortir de chez moi, affronter le monde. Comprendre la gravité et ses enjeux, comprendre ce qui se passe si je lève les yeux. Et ce qui est génial avec la physique, c'est qu'elle n'a jamais de fin. Les Aliens existent-ils ? Mais où ? Comment ? Comment savoir ? En cherchant, toujours. En apprenant, encore. En élaborant des théories parfois foireuses et les réfutant par nous-mêmes. En étudiant ce que disaient les gens avant, ce qu'ils disent maintenant.
Mais je sais que le monde ne se résume pas à ce qu'on sait, à ce qu'on voit. Ça m'effraie autant que ça me fascine. Parce qu'il y a une autre vie que la nôtre. Peut-être pas avec Captain America ou Dark Vador, mais il y a une vie. Peut-être même des vaisseaux spatiaux aussi. J'y crois, et un jour, je le prouverai. Je le sais.
Et puis viens la vraie vie. Celle qui tâche, qui tue. Fini les théories. L'école et tous ces gosses de riche. Je n'ai jamais trouvé ma place parmi eux, même ceux qui étaient passionnés par les sciences. Impossible, ils ne voyaient finalement pas plus loin que le bout de leur nez. Là où je cherchais à combler un vide, trouver des réponses à des questions que personne ne se posent, eux voyaient de la célébrité et leur nom dans les papiers.
Mes parents aussi, ils voyaient ça. Et ils y croient encore. Je n'ai pas encore la trentaine après tout, largement le temps de faire carrière. Ce qu'ils n'avaient pas compris, c'est que la gloire m'intéressait autant qu'ils s'intéressaient l'un à l'autre. Tout ce que je voulais c'était comprendre, et résoudre des énigmes de la vie. Pas le temps de publier, non. Travail minable dans une boîte sordide, de quoi sortir tôt et faire mes propres recherches. Entasser les feuilles de papiers, les stylos sans encre partout dans un vieil appartement de New York. Mais ça, c'était jusqu'à ce fameux jour où tout a changé.
Toc. Toc. Je glisse sur les feuilles qui recouvrent mon sol et atteint la porte, je ne me demande ni l'heure, ni le jour. Peut-être qu'un de mes voisins a encore cru que j'étais mort. Un homme, trop propre sur lui pour être honnête. Un sourire, bien trop faux pour ne rien cacher. Putain, la paranoïa est vraiment devenue ma seule amie. Je lui demande ce qu'il veut et il me présente son entreprise. ACME. Il me demande s'il peut rentrer et n'attend pas vraiment une réponse pour le faire. L'homme observe l'appartement avec un grand sourire aux lèvres et m'annonce m'offrir la plus grande opportunité de ma vie.
Il ne m'aura fallu que quelques minutes pour accepter un projet bien trop fou, emballer mes affaires et déménager au fin fond de nulle part. Aster Cove. Je regarde cette ville et me demande dans quoi je me suis lancée. Je rentre dans un monde différent, un monde où mes théories semblent moins foireuses, où les gens ont envie de croire un peu en moi. On est en 1982 et la brume est déjà là. Je suis là pour trouver des réponses, paraît-il. Des réponses à un truc qui me donne envie de fuir.
J'ai choisi ce domaine pour me rassurer, pas pour en rajouter une couche. Et pourtant, me voilà impliqué dedans jusqu'aux dents. Jusque là, on m'avait toujours laissé travailler seul et l'homme en costume ne m'avait jamais parlé d'une possible collègue. Pourtant, la voilà face à moi, dans mes pattes. J'étais un homme de théorie, elle une femme de pratique. Elle vivait dans un monde que je ne comprenais pas et l'inverse était vrai aussi. Alors, nécessairement, lorsqu'on nous a envoyé sur le terrain, nos réactions furent très différentes.
Oksana était ravie, elle sautillait presque de la nouvelle, et moi, j'étais terrifié, prêt à tout abandonner. Évidemment, je ne l'ai pas fait. Trop peur de savoir ce qui pouvait se cacher derrière ces mystères il fallait que je le découvre moi-même. C'était une obsession, quelque chose qui me bouffait un peu plus de l'intérieur chaque jour. Nouveau métier, une belle couverture. Rien à foutre de la météo et pourtant tout le monde nous croit passionné. Je soupire, désespère chaque jour. J'ai peur, dans ce petit laboratoire. Peur qu'Oksana crée une bombe, peur qu'un homme trop propre sur lui vienne nous buter dans la nuit. J'ai peur aussi qu'on frappe à la porte et qu'on nous emmène. Peur que la brume nous tue tous et qu'on puisse rien faire.
J'ai peur de tout, je panique d'un rien. Alors je m'applique autant que possible pour que tous les scénarios catastrophe que je planifie à chaque minute n'arrive pas. Je fais mon possible pour me dire qu'en fait, c'est probablement un psychopathe qui tue des gens, ou les enferme et les ramène. Ou alors des aliens, simplement des aliens. Pas ceux qui sortent du ventre pour venir bouffer nos entrailles, non, ceux qui nous enlèvent pour nous étudier.
C'est sans doute ça, la vérité. Oksana pense qu'on trouvera quelque chose de révolutionnaire ici. Moi je crois qu'on va y perdre notre vie. Je m'en persuade, désespéramment chaque instant. Et peu importe les preuves et échantillons, peu importe les calculs et les théories qui semblent possibles qui se cumulent entre les murs que nous partageons, elle et moi, je refuse d'y croire, je ne peux pas y croire.
Et puis, on serait mort si on avait découvert un secret important, pas vrai ? Ça fonctionne toujours comme ça dans les films et les théories. Ceux qui en savent trop, on les tue, on les exile. Regardez la zone 51, les rumeurs. Personne n'en ressort jamais. Oksana et moi on est trop libres pour avoir le doigt sur un truc secret. Sinon ils nous auraient tués. Des hommes trop bien habillés. J'en suis persuadé.
Donc pour l'instant tout va bien. La seule difficulté, c'est cette vie, cette ville. On est clairement pas intégré, et même si j'ai jamais vraiment été intégré, j'étouffe, dans ce labo et dans ma propre tête. Et puis, y a Oksana, qui n'aide en rien. Elle rajoute des graines dans ma tête et tout fusionne dans un bordel sans nom. Alors je regarde des films, je lis des livres. Je me dis que c'était le bon choix, le salaire est là. Papa et maman n'en savent rien, en fait. Mais ils ont abandonné l'espoir que leur fils soit un jour leur rêve américain et j'ai abandonné le mien, qu'ils me voient comme un être humain.
Au final, c'était ça, la seule destination de ma vie. La solitude avec une nana qui me gangrène le crâne. J'avais pas de meilleur destin possible. Et puis, ça aurait pu être pire que ça, Oksana aurait pu ne pas être là.