Vous connaissez le sentiment d'être coincé dans un endroit où vous n'avez rien à y faire ? D'avoir été piégée dans une situation où vous n'avez aucun contrôle ? C'est peut-être normal quand on a 14 ans. Mais parfois j'ai l'impression de moins me noyer sous l'eau.
On vient de déménager et pas pour les meilleures raisons. J'aurais même préféré retourner à Baltimore, là où je suis née. C'était petit, mais j'y ai grandi et je m'en souviens encore. Mais là... Passer de New York à ça... Déjà je le vis pas bien. Mais en plus papa est même plus avec nous. Parce qu'il a fait une erreur. Une seule erreur. Et il est plus avec nous.
J'ai toujours trouvé mes parents plutôt cool, même si ça leur arrive de me foutre la honte. Mais maman est experte en biologie (elle aime pas que je dise ça mais c'est quand même vrai, donc bon) et elle m'a appris que la science était pas un domaine où il y avait beaucoup de femmes, et que c'était loin d'être le seul. Elle était d'accord quand je me suis indignée et m'a toujours fait comprendre que je pourrais faire tout autant qu'un garçon dans ce que je veux. Elle en a bavé, ma mère, et je la respecte. Elle s'appelle Sandra, elle lit des comics et personnellement, j'ai jamais connu la mère de quelqu'un qui aimait les comics autant que ses enfants. Elle les aime plus que moi ! C'est des trucs comme ça qui font qu'elle est unique, et on se ressemble beaucoup même si je m'en rend pas trop compte. Même si en ce moment... J'arrive pas. J'arrive pas à pardonner pour papa.
Mon père c'est un ingénieur, il s'appelle Hugh. Maman dit qu'avec Aurelianne, ma soeur, on lui ressemble énormément. C'est vrai. Je me suis toujours sentie très proche de lui, même s'il montrait pas toujours ses sentiments. Mais il avait pas besoin, je sentais qu'il m'aimait, qu'il nous aimait tous, mon frère, ma soeur, ma mère... Le truc, c'est qu'il buvait beaucoup d'alcool. Trop, selon maman. Le soir, il rentrait et c'est vrai que ça se voyait qu'il était différent. Mais il était toujours papa, et il était super drôle. Il nous racontait des histoires qui allaient dans tous les sens, jouait avec nous et faisait n'importe quoi. Moi, ça m'amusait vachement, même si des fois il était un peu gênant, surtout quand on était pas à la maison. Mais je sentais que maman était fatiguée, même si je comprenais pas trop pourquoi. Ok, bah, l'alcool ça le rendait foufou, il dormait un peu n'importe comment aussi mais c'était tout. C'était pas comme à la télé où on entendait parler de pères qui battaient leurs femmes et leurs enfants à cause de ça. Mon père, il était pas comme ça.
Sauf qu'une fois il a pris la voiture alors qu'il avait vraiment beaucoup bu. Je l'avais vu dès que j'avais croisé son regard vitreux. Ca m'avait foutu un petit frisson, mais rien de plus. On était tous dedans, ma soeur, mon frère, y'avait juste maman qui était pas là. Elle l'aurait jamais laissé prendre le volant comme ça. Je lui avais dit, mais il m'avait dit qu'il y arriverait les doigts dans le nez. Il avait même vraiment mis ses doigts dans le nez, je les lui avais retiré d'une tape en rigolant : « Arrête papa, tu crains. » Puis je lui avais fait confiance, comme une fille fait confiance aveuglément à un père qu'elle admire.
On s'est pris un arbre. Pas très vite, heureusement. Tout le monde allait bien au final, il y avait eu
plus de peur que de mal comme tout le monde aimait nous le répéter. Ouais. Ca a pas empêché que papa perde notre garde. Des fois je me demande si ça aurait changé quelque chose que je cache la coupure que je m'étais faite au front à cause de ça. Maman avait eu l'air horrifié quand on nous avait dit que j'en garderai une cicatrice, mais je pense pas que c'était qu'à cause de ça.
Mais elle comprend pas que je lui en veut pas. Il a fait une erreur, d'accord. Il suffisait qu'il prenne plus le volant, c'est tout. La prochaine fois je l'en empêcherai... La prochaine fois je serai pas assez stupide pour le croire quand il a bu. Parce que je m'en veux encore. Si je lui avais pas dit oui à ce moment là, on serait encore tous ensemble. À New York. Pas besoin de prendre la voiture, à New York. Pas comme ici...
Ici, je suis pas à ma place. Je sais qu'on vient tout juste d'arriver, et maman me répète toujours d'attendre un peu avant de dire de telles choses, mais je le sais. Ca sera jamais pareil qu'à New York. Et je serai jamais heureuse de vivre sans mon père alors que je trouve qu'il a été injustement mis à l'écart. Il est pas parfait. Mais il mérite de vivre avec sa famille. Et il me manque... merde, il me manque...
Alors je fais ce que ma mère me dit, je continue. Même si ça me tue et que je sens la colère me ronger de jours en jours. J'avais déjà mon petit caractère avant d'arriver dans ce trou, mais là j'ai l'impression d'empirer, d'empirer sans que je puisse faire quoi que ce soit pour me calmer. Je me suis renfermée. C'est le seul moyen que j'ai trouvé pour avancer. J'essaie de m'évader quand je vais à mon nouveau lycée en skateboard, mais j'y arrive pas. J'ai pas envie d'aller dans un endroit où je suis seulement connue pour être
la nouvelle. Être freshman c'est déjà assez pourri comme ça, il faut que j'arrive en plein milieu d'année en prime. À la surprise de tous, j'ai quand même décidé de rejoindre le club de natation. J'en faisais déjà à New York, et papa m'a toujours poussé à faire du sport, et j'aimais ça. C'est ma manière de montrer que je tiens à lui et qu'il est encore un peu avec moi malgré tout. Puis les larmes, ça se voit pas quand on plonge. J'évacue tout ici pour rester de marbre quand tout est sec. Vu que j'ai fait des efforts pour m'intégrer et que je fusille du regard la moindre remarque de travers, je me fais pas trop emmerder pour le moment. De toute façon je sens que je vais dérailler si ça arrive, et j'ai pas envie...
Puis il y a l'arcade. Dieu soit loué ce trou à rat a une arcade ! Je sais pas ce que je ferai sans ça. C'est le seul moyen que j'ai pour me défouler, et les jeux vidéo, c'est ma vie, presque plus que la pizza. Puis je commence à m'y faire des amis, comme ce gars qui y travaille tout le temps, par exemple. Il m'apprend plein de trucs. Comme quoi le marché remonte ou quelque chose comme ça et que bientôt on pourra avoir des consoles japonaises dans notre salon. Il a l'air un peu allumé, mais il est marrant. En tout cas, plus tard c'est clair que j'en aurai. Ca et un ordinateur. Après tout, peut-être que je serai capable d'en faire des jeux moi aussi. Ma mère dit toujours que rien n'est impossible si on le veut vraiment.
Alors je m'accroche. Je m'accroche même si je suis en colère. Je m'accroche même si papa est pas là. Et j'ai peur d'exploser.