Tu lis encore la lettre pour être certain de ne pas être passé à côté du message.
« Objet : notification de mutation.
Monsieur Dewitt,
Par cette lettre, je vous informe que nous avons décidé de modifier votre lieu de travail. En effet, vous êtes désormais rattaché au commissariat de la ville d’Aster Cove pour exercer votre activité de détective. Cette décision prendra effet au 20 avril 1985. Je vous rappelle qu’une clause de mobilité étant prévue dans votre contrat, vous ne pouvez vous opposer à cette modification.
Je reste néanmoins à votre disposition pour toute information complémentaire.
Je vous prie d’agréer, Monsieur, mes respectueuses salutations.
J.K. Shelman, Shérif de Portland. »Le papier se froisse entre tes mains furieuses et tu retiens par miracle l’envie violente d’envoyer la boulette à travers la pièce. Tu es plein d’exaspération, irrité par l’officialisation de la nouvelle. Pourtant tu t’y attendais. Ton père adoptif a eu la bonté de te prévenir quelques jours auparavant, parce qu’une de ses anciennes relations de travail avait jugé bon de l’avertir de la décision.
D’ailleurs tu lui as promis de ne pas faire de scène hystérique et d’attendre le courrier officiel comme si de rien n’était. Ça n’a pas été facile, mais le suspens t’aura au moins permis de ruminer ta rage et de l’amoindrir un tant soit peu. Maintenant que le moment est venu, tu te laisses finalement seulement tomber sur ton lit en soupirant bruyamment. Tu es loin d’être idiot, tu sais toi-même que c’est ta tendance au courroux qui t’a propulsé dans ce trou perdu du Maine. Tes supérieurs de Portland espèrent te faire réfléchir à tes actes en t’infligeant une telle punition. Et le pire, c’est que le shérif imagine probablement qu’il te fait une faveur ! Ton père l’a probablement supplié. L'idée qu'il ait encore tant donné pour toi te frustre davantage, tu préfères ne pas y penser. Tu t'efforces pourtant d'épargner de nouveaux ennuis à ce pauvre homme, a qui tu as causé tant de tourments et qui n'a pourtant jamais cessé de veiller sur toi depuis l'adoption. Alors que ça te serve de leçon ! On ne t’y reprendra plus, à perdre ton calme devant n’importe qui.
Et te voilà furieux contre toi-même. Tu t’en veux d’avoir exprimé ton impatience comme un enfant face à tes supérieurs. Ces idiots ne réagissaient pas alors que tu étais persuadé de tenir le bon coupable. Néanmoins, ce n’était pas une raison pour t’en prendre directement à lui. D’après la loi, il aurait fallu que tu laisses ce kidnappeur d’enfants frapper encore une fois pour rendre les preuves accablantes. Ton bon sens n’a pas résisté à cette hérésie. Mal t’en a pris !
En confrontant directement l’homme que tu accusais, tu as causé sa mort involontaire. L’ironie du sort aura voulu que rien ni personne ne puisse faire le lien direct entre toi et le présumé kidnappeur. Tu as bien effacé tes traces, et tu es donc condamné et sauvé par une seule et même procédure. C’est à te rendre fou. Tu t'arraches à ces souvenirs en te redressant à moitié de ton couchage pour jeter la boule de papier maudite dans la corbeille de ton bureau. Tu rates, évidemment.
Tu passes une main sur ton air dépité et te lèves aussitôt pour corriger ton geste. L’impression d’avoir le monde contre toi durera probablement encore quelques jours, alors sans te rasseoir tu traînes les pieds jusqu’au frigo de la cuisine pour attraper une bière – maigre consolation. Tu portes la bouteille à tes lèvres une première fois et la fraîcheur du liquide apaise à peine ton bouillonnement péniblement contenu.
Tu trouves refuge dans le canapé du salon, probablement ton spot préféré dans la maison. Tu t’y allonges sur toute la longueur en abandonnant ton breuvage salvateur sur la table basse. Tu réalises que tu vas bientôt devoir dire adieu à tout ce mobilier qui fait partie de ton quotidien, et déjà tu sens le refus du changement serrer à nouveau ton cœur. Aster Cove ! Quelle merde !
Il paraît néanmoins qu’ils t’envoient là-bas parce qu’ils ont besoin de ta spécialisation en personnes disparues. En espérant qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle histoire glauque d’enlèvements d’enfants. Tu n’as pas encore pris le temps de te renseigner. En tout cas, tu as conscience que le fait d’enchaîner les enquêtes de ce style finira par te rendre dingue.
Le souvenir de ta sœur disparue se rappelle toujours inconsciemment à ta mémoire lorsque tu traites ce genre d'affaire. Au fond de toi, tu imagines encore même sans t’en rendre compte que l’un de ces sales types pourrait être son kidnappeur. Ta sœur, ta très chère sœur, ton double, une partie de toi qu'on t'a arraché lors d'une de vos nombreuses fugues pour échapper au chaos du repère familial, lorsque votre père avait trop bu et que votre mère en faisait les frais. C'est la théorie de la police : la petite a été enlevée après une fugue de deux jours. On n'a jamais retrouvé sa trace. Et toi, tu ne t'es jamais vraiment remis du manque que son absence a causé. En plus de ça, tu t'en es toujours un peu voulu de ne pas te rappeler avec précision de cette dernière journée que tu as passé avec elle. Tu ne te souviens même pas bien de son visage, tu étais encore tout jeune. Pourtant, tu n’as jamais oublié à quel point tu tenais à elle, et les souvenirs flous qui te restent d’elle te rendent toujours nostalgiques. D’ailleurs, tu avales plusieurs gorgées de bière.
Tu repenses vaguement à « l’accident », comme si tu y trouvais un réconfort secret, inavouable. Ce soir là où tu as poussé le pauvre homme dans le vide. Pauvre homme, c’est un bien grand mot pour un dégénéré comme lui. Et puis tu ne pensais pas qu’il basculerait aussi promptement. Cela dit, tu ne t’es pas précipité pour le rattraper non plus. Ta conscience bataille depuis que l’homme a chuté mortellement.
« Tu es innocent ! » te répète la majorité de ton être, alors tu veux bien le croire, même si c'est un peu facile. Sans te torturer davantage, tu fais preuve d’un grand talent de refoulement et termine ta bière avant de te relever pour aller commencer ta valise.
Ainsi tu quittes Portland et cette famille si aimante qui t'a recueilli après l'envoi de ton père en prison pour violences répétées et de ta mère - qui ne s'est jamais remise de la perte de sa fille - en asile. Tu n'as passé qu'une toute petite année au foyer, et malgré la tendance fugueuse qui ne t'a jamais quitté, tes deux nouveaux parents ont sué sang et eau de nombreuses années pour te rendre heureux. Souvent ce trop-plein d'amour t'exaspère, mais finalement, il pourrait bien te manquer bientôt.