Raisonnable ? Ça se boit ? Ft.Evie Knott

L'Aster Clover, la plupart du temps, était un endroit très sympa. Comme on était dans une petite ville – rien en comparaison de son précédent logis – Evie avait eu tôt fait de connaître tout le monde, et même les plus lourds des soûlards allaient rarement trop loin. La majorité des clients venait après leur journée de boulot, cherchant dans la chaleur de l'alcool un peu du réconfort que la vie leur refusait parfois, ou bien s'accompagnait de quelques amis avec qui passer un bon moment dans un contexte qui changeait un peu. L'ambiance était agréable, un peu originale aussi, avec son thème irlandais et la bonne odeur des bières venues du vieux continent, les rires comme une musique et le brouhaha des discussions en fond sonore. Vraiment, il faisait bon travailler au pub de la ville.

La plupart du temps, donc. Ce soir faisait apparemment exception à la règle. Il en fallait toujours une, pas vrai ?

Franck Guiterrez était un expert en alcool trop fort et en subtilité, un bon gros con comme on ne les aime pas, et habitué de surcroît. Evie n'avait jamais ressenti d'affection particulière envers lui et, lorsque les cris familiers d'une dispute retentirent au comptoir, elle n'hésita pas une seconde à s'excuser auprès de ses clients pour aller réagir. Le pauvre type allait voir ce qu'elle pensait des hommes qui pensaient avec... Avec rien, en fait. Elle refusait d'admettre une quelconque virilité à un débile pareil.

Le temps qu'elle arrive, le gosse avec lequel il s'engueulait était à terre, massant une joue endolorie, sa chaussure gisant près de la porte. Elle ne lui en voulait pas de sa réaction, estimant au contraire qu'il s'agissait là d'une bonne action. Son estomac bouillonnait d'une colère qu'elle n'avait pas le droit de montrer, son regard brun lançant des éclairs qui ne trouveraient jamais leur cible. Les choses, elle en était convaincue, n'eurent pas dû se dérouler ainsi. Elle aurait dû être plus rapide, plus réactive en tout cas. Pauvre gamin. Ou était-ce gamine ? Evie réalisa brusquement qu'elle n'avait jamais su. Tu parles d'une serveuse à l'écoute...

Son vis-à-vis vociféra ce qui devait être une insulte dans une langue dont elle ne connaissait rien – du japonais ? du chinois ?  – avant de s'expliquer. Les mots qu'elle prononça mirent la jeune femme dans une rage sans nom. Elle afficha un air incrédule.

« Il a quoi ?! Le sale enfoiré.... J'hallucine. »

Un silence, un regard, une moue boudeuse sur les lèvres rougies.

« Je ne suis pas censée dire ce genre de choses mais entre nous c'était mérité, et puis tu ne vas pas cafter je suppose. »

Ah non, effectivement, le gosse n'allait pas cafter. Il n'allait rien faire d'ailleurs, si elle en croyait les mouvements aussi approximatifs qu'incontrôlés qu'esquissait son corps.

« Euh.... Hayate, c'est ça ? Ça v- »

Comme si le destin avait voulu cracher à la face de cette question aussi débile qu'inefficace, son interlocuteur s'effondra. D'un coup. Comme une bûche, ou peut-être plutôt comme quelqu'un que l'alcool a fait flanché. Evie agit par réflexe : mue par des années d'expérience dans le domaine, elle se glissa sous l'épaule de la gamine et s'empara aussi élégamment que possible de son tablier pour le placer sous les lèvres menaçantes. Si l'on devait en arriver là, elle ne vomirait pas par terre.

« J'emmène la... le client dehors, préparez des glaçons ! »

Forte de son absence d'activité sportive, elle traîna péniblement l'ado avec elle, priant pour qu'il, elle ne s'évanouisse pas entre temps. L'air frais du dehors lui ferait du bien. C'était ce dont ils avaient tous deux besoin. Poussant la porte avec son postérieur, Evie aida Hayate à s'asseoir, dos contre le mur, tapotant sa joue.

« Eh eh eh, on reste parmi les vivants j'te prie. Tiens, ça c'est pour si tu gerbes. C'est pas exceptionnel, mais je t'apporte mieux dans un instant ok. Tu veux un verre d'eau ? »

Ses doigts, par réflexe, se mirent à caresser la peau rougie tandis que son regard noisette cherchait celui de son jeune compagnon.

La soirée s'annonçait longue.

La serveuse rousse te maintient et tu ne sais pas trop comment tu en arrives avec le tablier de la demoiselle contre tes lèvres, tes yeux fatigués, tu recherches constamment ce que tu ne trouves nulle part. Si tu bois pour noyer ta peine, ça ne marche pas bien, alors cessons maintenant. Une fois dehors à l'abri des regards de la plupart des clients, tu te poses, contre un muret, une chaise, tu n'es pas sûr de savoir. Si les autres te voient comme une gamine, tu n'en es plus vraiment une, tu es simplement quelqu'un, une âme un peu paumée, un peu ailleurs. Si tu tentes par tous les moyens d'animer ton corps, ton cœur lui ne suis plus le mouvement. Tu ne sais pas comment faire, comment réagir face aux épreuves dont la vie t'a infligé. Le combo final ne devrait pas être à chaque fin de journée, il ne devrait être qu'exceptionnelle, non ? Cette femme, cette inconnue, la serveuse rousse s'occupe de toi, elle semble inquiète, ce n'est pas une habitude, qui s'inquiète pour la femme qui ne grandit pas, pour l'homme qui n'est jamais arrivé ? Toi, la teigne, tu poses tes mains sur tes cuisses et lorsqu'elle s'exclame pour dire qu'elle va apporter mieux pour ton propre confort tu tentes de lui décrocher un sourire. Rien à faire, pourtant ses doigts effleurent ta joue abîmé et lorsque tu relèves le regard, tu croises le siens. Il y a des instants qui semblent être sur pause, il y a des moments comme celui-là où soudainement rien n'est flou. Tu n'exprimes pas grand-chose, tu ne vas pas bien, tes yeux regardent les siens. Ils sont aussi bridé que vide. Vide d'émotions, vide de bonheur, vide de vie.

- Merci. Ça devrait aller.

Têtue jusqu’au bout tu te redresses, tu te ravises au bout d’une ou deux secondes debout, tu ne tiens pas sur tes jambes. Boire, boire, boire, sans manger ça ne ramène pas souvent à de bon résultat. N’est-ce pas ?  Tu aurais aimé rajouter un « ou pas », mais ta fierté un peu trop élevée ne te le permet. Alors lorsque tu perds son regard et que tu cherches autres chose sur quoi te concentrer pour ne pas gerber, tu te mets à fixer tes pieds et ce sont tes yeux qui soudainement se noies, ceux-ci n’ont pas besoin d’alcool. Peut-être que ces gens ont raison, peut-être qu’au fond tu es toujours une gamine, celle qui pleure. Non, tu refuses cette idée, tu la chasses loin et reprend au plus vite un air neutre, un air Hayatesque.

- Ah… Je devrais t’écouter, l’alcool ça me réussis pas.

Tu aurais pu rajouter « on dirait une gonzesse » mais tu t’es soudainement rendu compte que cela pouvait être mal prit et puis paraître sexiste alors que ce que tu as entre les jambes te qualifie de femme. Ah cette pensée tu es prise d’un petit rictus, d’un petit « je me fou de ma gueule » et rire te fait mal à la joue, tu poses ta main sur la partie endolorie, tu regardes la rouquine, c’est sûr que ses mains à son différente. Elles sont beaucoup plus agréables. Tu regardes en direction du bar, les clients curieux, les autres sont encore à l’intérieur et tu dois sûrement gêner la serveuse pour pas grand-chose, pour toi.

- Tu devrais retourner travailler, je reste un peu ici, je rentrerais après.

Ta voix se fait plus douce, plus calme. L’alcool t’empêche de jouer la dur, l’alcool cependant n’enraille pas sur ton timbre androgyne et si tu rentrais, si tu partais chez toi ou plutôt chez ta coloc. Ne serait-ce pas mieux ? Peut-être pas.