Je suis dans le train. C'est bon. Je l'ai fait. Je suis enfin partie. J'en rêvais depuis longtemps... Peut-être depuis le début où j'ai mis les pieds à New York. Et pourtant c'était mon rêve... Toute la ville d'Aster Cove m'a entendu dire que je voulais m'en aller et explorer d'autres horizons pendant des années. Tout le monde savait qu'une fois que j'allais avoir l'argent nécessaire, j'allais prendre mon baluchon et partir à l'aventure. Et l'aventure rêvée pour une jeune fille comme moi, c'était la grande ville, bien évidemment. J'ai pas envie de dire que c'était une désillusion totale... Mais ça ne s'est vraiment pas passé comme je l'avais imaginé. Au moins ça m'a appris que rien ne se passait comme dans les scénarios de notre imagination.
J'essaie de faire le point dans ma tête, mais c'est pas facile. J'ai passé, quoi, à peu près trois ans dans la Grande Pomme ? C'est pas rien. J'en ai vécu des choses, mais la moitié est plutôt médiocre comparé à ce que je promettais comme récits d'expatriée. En fait, j'avais pas vraiment prévu que personne ne s'intéresse à une petite journaliste locale dans une ville où les grands journalistes avaient fait des études et connaissaient le gratin. Je sais pas si c'est à cause de mon milieu, ou de ma chance... peut-être un peu des deux, mais j'ai compris que jamais j'arriverais à leur cheville. Pourtant je me suis accrochée, je me suis dit que ça allait s'arranger après, mais... J'en ai jamais vu le bout. C'était pas la joie. Je crois que j'ai fait le travail le plus médiocre de toute ma vie là bas. Pourtant il s'en passait des choses à New York, mais c'est comme si le destin me bloquait l'accès à tout ce qui était bien, et me laissait avec les articles insignifiants et l'achat d'encarts publicitaires... Chouette. Alors tout ce qui me paraissait génial à New York finit par ne plus du tout m'attirer. Je me surprenais à regretter ma vie à Aster Cove, où ma famille et mes amis se trouvaient. À penser à mes années de lycée et ma vingtaine, qui me paraissaient être les meilleures jusque là. Pourtant j'essayais de m'amuser ici aussi. On faisait la fête, on entrait dans les soirées huppées sans être invités... Mais ça n'avait pas le même goût. Quoi que je fasse, j'avais toujours une petite voix dans ma tête qui me disait "c'était mieux là bas". Et j'avais peur que si j'y retournais, cette petite voix me dirait de retourner à New York. C'est elle qui m'a poussé à venir pour la première fois et voyez...
Alors je suis restée... quoi, 5 ans ? J'ai l'impression que ça fait une éternité et en même temps pas longtemps du tout. Trop bizarre. Il y a deux ans, les disparitions ont eu lieu dans Aster Cove, mais je suis restée à New York. Je me souviens que Deirdre m'avait appelée quand un de nos cousins avait été une des victimes. Walter... Elle était paniquée, mais bon, ma sœur était paniquée pour beaucoup de choses, mais quand même... Ça m'avait fait un choc sur le coup, mais ça m'avait pas préoccupé plus que ça. Enfin, si, mais j'avais un peu intériorisé le fait que ma ville natale était victime de tragédies à la chaîne. Pourtant ça se ressentait dans mon travail (de toute manière pas brillant vu les opportunités qu'on m'avait donné...), et ça me travaillait un peu plus chaque jour. En fait, j'avais l'impression d'être dans une bulle, éloignée de tout ça, en train de me dépêtrer dans mes affaires et réalisant progressivement que j'avançais pas du tout.
Donc quand on m'a dit que les disparus étaient revenus tous en même temps, à peu près... J'ai eu le déclic. Je sentais l'affaire louche à des kilomètres, littéralement. Ça avait germé dans ma tête sans que j'y apporte trop attention, mais là... J'ai regardé mes papiers sur lesquels je travaillais. Mon café à la main. Mon tailleur qui faisait chic à la campagne, mais peu impressionnant à la ville. Le bruit des téléphones qui me rentrait dans les oreilles. Et je me suis dit "Qu'est-ce que je fais là?". Je devrais pas plutôt aller découvrir ce qui se tramait depuis deux ans chez moi ? Il me fallait autant de temps pour prendre une décision ? À vrai dire, c'était choisir entre mes rêves inatteignables, mais rêves quand même, et la régression la plus intéressante de ma carrière et de ma vie. Je hais New York, je hais mon article sur le nouveau restaurant chinois qui va ouvrir dans une rue quelconque. Bon sang, je pouvais interroger des personnes sur un fait monumental, dans une ville qui restait dans mon cœur. Mon choix fut vite fait. Ben voilà, je suis dans le train.
Je vais pouvoir retrouver tout le monde, j'imagine. J'espère qu'ils seront contents de me voir aussi. J'espère que papa se souvient encore de moi, ça fait longtemps que je l'ai pas vu. Il va falloir que je voie avec Deirdre si la maison du padre est encore à nous. Je peux même me proposer de l'aider à m'occuper de lui, mais connaissant Mère Thérésa, je pense que j'aurais du temps libre pour retaper la baraque, plutôt. Enfin, je me fais des films, je verrai bien. C'est jamais pire que quand je suis arrivée à New York, faut se dire ça. Au moins ici j'ai de la famille et je connais la majorité des gens.
Par contre, petit papier, je suis désolée, tu vas devoir te retrouver déchiré en petits morceaux et balancés par la fenêtre. Ah bah, j'ai pas envie que tout le monde sache que ma vie à New York était pourrie. Ça ferait trop plaisir à certains, tu penses... Dans un sens, heureusement que des trucs bizarres se passent, ça me fait une excuse. New York, New York... Bye bye. Aster Cove... à tout de suite.