John Pond n’était pas considéré comme un homme digne de confiance. Alcoolique, prompt à s’emporter, peu fiable. Il tenait rarement ses promesses, ne remboursaient jamais ses dettes et semblait avoir un penchant à l’autodestruction. Ce que Juliet lui avait un jour trouvé, nul ne le savait. Ce n’était pas un mauvais bougre, pourtant. Il avait un bon fond, mais avait été abimé par la vie. Elle espérait le changer sans doute. Au début elle excusait tout, pardonnait tout. Puis, elle avait peu à peu fini par perdre patience. Mais le coup de grâce fut atteint lorsqu’après une promenade dans les bois, il rentra à la maison sans leur fille de cinq ans.
Peu de gens se souviennent encore la nuit où Sally Pond avait disparu. Tout comme personne ne sut jamais ce qui lui était arrivé. Elle fut retrouvée le lendemain matin au pied d’un arbre, en état d’hypothermie. Elle ne semblait se rappeler de rien, ou de pas grand chose, si ce n’est avoir eu très peur. Le choc, physique et moral, sans l’ombre d’un doute.
Les excuses, les explications et les pleurs ne suffirent pas. Un mois plus tard, Juliet prit sa fille sous le bras et partit précipitamment pour New York. John n’eut pas la force de se battre pour les retenir, il ne parvint même pas à tenter de revoir sa fille. Au lieu de ça, il s’enfonça encore plus profondément dans sa spirale destructrice.
Mais les années qui suivirent furent loin d’être apaisées pour la petite fille. Elle se mit au fil des mois à être victime de terreurs nocturnes. Elle faisait des cauchemars épouvantables, à tel point qu’il lui arrivait de se griffer ou se mordre dans son sommeil. Elle avait du mal à garder des souvenirs cohérents de ses rêves, une fois réveillée.
Elle vit une armée de médecins, de psychiatres et autres professionnels. Jusqu’au jour où elle commença peu à peu à sembler confondre ses rêves avec la réalité. La situation était devenue si intenable que sa mère prit la difficile décision de la faire interner dans une unité psychiatrique pour enfants.
Cette décision marqua une rupture dans sa relation avec sa mère. Elle ne comprenait pas. Elle se sentait rejetée, trahie. Elle était éloignée de tout ce qu’elle connaissait, tout ce qu’elle aimait, dans un environnement qui lui semblait incroyablement hostile. Elle passait ses journées partagées entre les traitements, les thérapies individuelles et en groupe, et bien sûr l’école. Elle n’avait jamais été une enfant particulièrement studieuse, mais c’était les seuls moments où il lui semblait être un tant soit peu normale.
D’après ses médecins, ses cauchemars étaient largement accentués par une imagination bien trop débordante. Elle apprit donc à la canaliser. Parce qu’elle s’ennuyait, elle se mit à dévorer des comics, et à en dessiner à son tour.
Elle détestait l’hôpital, et paradoxalement, elle y trouvait une sorte de tranquillité qu’elle n’avait plus expérimentée depuis longtemps. Et le traitement dont elle bénéficiait faisait ses preuves: peu à peu, les cauchemars s’estompèrent, ainsi que toutes leurs conséquences néfastes. Après un peu plus d’un an, elle retourna vivre chez sa mère, ne revenant que la journée. Puis, plusieurs fois par semaine. Et enfin, pour une session thérapeutique, de temps en temps. A l’âge de dix ans, elle avait recouvré une vie à peu près normale.
Plus jamais ses relations avec sa mère ne furent les mêmes. Elle était encore bien trop jeune pour prendre le recul suffisant qui lui aurait permis de pardonner. Elle passait le plus clair de son temps dans sa chambre, à dessiner ou à faire le travail scolaire minimum pour maintenir un niveau moyen. Elle n’était pas timide, mais se mettait volontairement en retrait et n’avait que peu d’amis, trait qui s’accentuait au fur et à mesure qu’elle entrait dans l’adolescence.
Juliet en était arrivée au point où sa relation avec sa fille était devenue bien trop pesante pour ses épaules. On aurait pu la penser mauvaise mère, et peut-être que, selon certains critères, c’était le cas, mais elle aspirait à une légèreté qu’elle n’avait plus trouvée depuis bien longtemps. Elle et Sally n’étaient plus que deux étrangères et la mère craignait presque la fille, la regardant avec une certaine méfiance, comme si elle était une bombe susceptible d’exploser à tout instant. Aussi, lorsqu’elle rencontra un homme séduisant, dont elle tomba amoureuse, elle accepta de le suivre jusqu’en Italie. Quant à Sally, son père pourrait parfaitement s’en occuper, il était d’ailleurs temps qu’il fasse face à ses responsabilités !
Personne ne songea à demander son avis à l’adolescente: c’était parfait. Elle pourrait déménager juste avant la rentrée au lycée, à Aster Cove. Elle quitterait le tumulte New Yorkais pour retrouver un peu de calme. Elle aurait l’occasion de renouer avec son père. C’est ainsi que Sally se retrouva dans un environnement totalement différent, chez un homme qu’elle ne connaissait plus, et qui ne la connaissait pas davantage. Leurs rapports étaient terriblement maladroits, incertains, et pourtant elle se sentait déjà plus en confiance avec lui qu’elle ne l’avait jamais été avec sa mère.
Son objectif était simple: faire profil bas jusqu’au moment où elle serait majeure et pourrait quitter la ville, aller à l’université peut-être. C’était sans compter quelques élèves, qui, sans qu’elle sache comment, étaient tombées sur son dossier scolaire. Les années à venir allaient être plus compliquées que prévues...